Si l'on songe à la manière dont l'impulsion spirituelle émanant de l'œuvre de Nietzsche est passée à travers un individu que sa constitution psychique et probablement, en fin de compte, corporelle, rendait particulièrement réceptif, comme c'est le cas de Clarisse [personnage de "L'homme sans qualités" (Musil), atteinte de schizophrénie], on voit que, contrairement à ce qui se passe d'ordinaire avec les gens pour qui les idées ne sont jamais que des idées, qu'il serait un peu ridicule de chercher à réaliser, elle a suscité chez elle un ébranlement important et même fondamental. Mais celui-ci ressemble avant tout à une sorte d'excès maladif, de convulsion insignifiante, aussi improductive dans son genre que le phénomène général de dissémination et de dissipation inéluctable dont sont régulièrement victimes les conquêtes les plus remarquables de l'esprit. Ce qui aurait de quoi nous angoisser, si nous réussissions à en savoir davantage sur ce qu'est au juste l'esprit, est que nous découvririons peut-être qu'il ressemble à une sorte de masse fluctuante complètement anonyme et impersonnelle, agitée de soubresauts et de mouvements divers que nous ne contrôlons pour ainsi dire pas [...]. [p 36]
L'esprit est, dit-on, comme le vent, qui souffle où il veut et quand il veut, et non pas où et quand nous voudrions. Comme beaucoup d'autres auteurs de son époque, Musil a utilisé librement, pour tenter de comprendre la manière dont se produisent et évoluent les phénomènes à première vue insaisissables, imprévisibles et incontrôlables auxquels il [l'esprit] donne lieu, le désordre extrême et l'ordre remarquable qui s'y manifestent selon les moments, les avancées et les régressions spectaculaires, les périodes de stagnation, les effondrements et les catastrophes qu'il connaît, des concepts empruntés à des théories scientifiques, en particulier physiques, diverses : la mécanique, l'électrodynamique, l'énergétique, la thermodynamique statistique, la théorie cinétique des gaz, etc. Mais il était, bien entendu, parfaitement conscient du fait qu'il ne s'agit pour le moment de rien de plus que de simples analogies suggestives et que nous sommes encore très éloignés de proposer ne fût-ce qu'un simple commencement de théorie proprement dite. Il pensait simplement que les phénomènes de l'esprit sont, comme les autres, des phénomènes qui n'ont rien de sacro-saint et d'inviolable et que nous ne devons pas renoncer prématurément à comprendre, même si une meilleure compréhension de ce qu'ils sont est susceptible de nous ménager, comme cela arrive généralement en pareil cas, quelques surprises désagréables pour notre amour-propre et pour ce que nous considérons comme le plus «personnel» dans ce qui fait de nous les personnes privées que nous sommes persuadés d'être. [p 38]
Jacques Bouveresse - "Robert Musil - L'homme probable, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire" (Éditions de l'Éclat, 1993 / 2004)
Formidable, cette dernière phrase, que je viens de relire. Et la fin du titre n'est pas mal non plus.
RépondreSupprimerMusil était préoccupé par l'évolution des sociétés modernes et les relations de l'esprit (cette masse fluctuante impersonnelle) avec le monde qu'il rêve de transformer. Conscient qu'il y a des têtes creuses, des têtes moyennes et quelques génies, il ne se contentait pas de considérer simplement que l'individu hors du commun a besoin de la moyenne pour exister (pas de haine de la médiocrité), mais qu'il fallait "trouver le moyen de développer une coopération réelle entre le petit nombre des gens exceptionnels et la masse des gens ordinaires."(je cite Bouveresse/Musil ici). Où Musil voyait un rôle de l'écrivain (et de l'artiste).
SupprimerL'introduction de cet essai est belle, j'espère que la suite me gardera avec elle au fil des longs développements D'autant que ce serait bien aussi de lire le t2 de "L'Homme sans Qualités"...
Il y a un autre livre vraiment bien (je l'ai parcouru) de Bouveresse sur Musil, plus varié, que je pense commander : « La voix de l'âme et les chemins de l'esprit » (10 études sur Musil).
Par contre, je ferai l'impasse sur « Tout réinventer » de F. Joly, ça va bien comme ça.