19 janvier 2022

De la bêtise

"Il n'est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage ; elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. La vérité, elle, n'a jamais qu'un seul vêtement, un seul chemin : elle est toujours handicapée."

Robert Musil - "L'homme sans qualités" tome 1 (Points, chapitre 16 p. 95) / Repris dans "De la bêtise" (Allia, 2001, 52 pages) conférence prononcée et éditée en 1937.

Traduit de l'allemand par Philippe Jaccottet

Musil distingue deux types de bêtise, l'honnête et l'intelligente.
 
La bêtise honnête n'a pas « la comprenette facile ». C'est celle qui "préfère le banal, dont la fréquence même rend l'assimilation plus aisée". Et ce qui est assimilé n'est pas/plus soumis à l'analyse. 

Mais pensées et sentiments évoluent de concert et l'entendement relève aussi de l'affectivité. La dysharmonie entre les partis pris du sentiment et l'entendement, incapable de les modérer, entraîne l'instabilité et la stérilité de la vie de l'esprit. Voici la bêtise intelligente, "la supérieure, la prétentieuse", "elle est moins manque d'intelligence qu'une abdication de celle-ci devant des tâches qu'elle prétend accomplir alors qu'elles ne lui conviennent pas". Musil moralisant écrit : "Nous devons sans doute commencer par la traquer en nous, au lieu d'attendre ses grandes éruptions historiques pour la reconnaître".

Une opinion unilatérale, excessive selon Musil, veut que les personnes bonnes et loyales (constance, fidélité, pureté) n'ont que faire de l'entendement. Il insiste alors sur la notion de "significatif"[*], qui associe une vérité qu'on y perçoit aux qualités du sentiment qui ont notre confiance : "le malentendu général qui permet aujourd'hui aux affects d'étouffer la raison, au lieu de lui donner des ailes, s'abolit dans la notion de signification".

Enfin, l'auteur n'est pas assez bête pour oublier que parler de la bêtise suppose qu'on se proclame intelligent. Ce qui, généralement, passe pour une marque de bêtise. 

[*] "bedeutend" souvent traduit par important, éminent.

4 commentaires:

  1. Il était loin d'être bête, ce Musil...

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    1. Il serait devenu un brillant ingénieur s'il n'avait choisi d'être écrivain. Les philosophes ne l'ont pas toujours reconnu comme un des leurs (J. Bouveresse l'a encensé) à cause sans doute de la littérature où il brillait. En 1937, il croyait avoir encore du temps pour terminer "L'homme sans qualités". Ses réécritures et expériences multiples pour y parvenir l'ont usé. L'époque aussi.
      Même inachevée, l'HSQ est une œuvre puissante et originale, belle de surcroît. Mais très intellectuelle, ce qui peut constituer un a priori décourageant.

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  2. Pas facile à comprendre, cette "notion de signification". Le miroir en couverture est d'un humour bienvenu.

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    1. «Significatif», qui fait sens ; donc ici, pour faire court, soumettre en même temps à une critique rationnelle ET affective.
      Ce que Musil en dit dans le discours de la conférence, il le reconnaît, est "loin d'offrir un critère qui permette de reconnaître et de distinguer le significatif à coup sûr ; et qu'en fournir un suffisant serait indubitablement malaisé".
      Puis il enchaîne sur la meilleure arme contre la bêtise, la modestie.

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