Tout observateur attentif de la vie publique y relève un mécontentement tangible à la source de manifestations collectives telles que le complotisme, le conspirationnisme, le populisme, voire le fascisme. Dans une présentation de "Ci-git l'amer", Cynthia Fleury exprime que ces phénomènes, certes différents, ont en partage d'être construits autour de pulsions de ressentiment qui entretiennent un rapport de victimes à bourreaux, appelant à la haine et à la réparation par la destruction de ceux-ci. Sur les réseaux sociaux, dans le débat public se développe une radicalisation qui conduit à ce réductionnisme victime/bourreau typique des sociétés du ressentiment et qui a pour effet de renforcer les pulsions qui en sont la source.
La réification [réifier = considérer comme chose] et la non-reconnaissance de l'individu, de même que l'agression ou l'injustice, entraînent un ressentiment légitime. Mais il ne s'agit pas de «fabriquer» des ennemis. Il importe de ne pas s'enfermer dans une vengeance intériorisée, de verser dans la psychose, quelles que soient les raisons de la frustration et de l'amertume. Il y va tant de la santé et de l'épanouissement individuels que de l'avenir démocratique. C'est l'objet central de ce brillant essai.
Philosophie et démocratie, mais psychanalyse ? Elle est essentielle dans l'étude de la démocratie parce qu'elle peut éclairer sur les forces inconscientes qui empêchent les individus d'agir conformément à leurs intérêts rationnels. De sorte que les sentiments de finitude, l'angoisse de la mort, tous les fondements existentiels de la condition humaine devraient, selon l’auteure, être intégrés dans la façon de concevoir la démocratie dans son fonctionnement politique. [p 268] Considérant le passé, Fleury note combien le ressentiment a pu jouer un rôle déterminant : "ce qui sera un jour dénommé Histoire est souvent le théâtre d'un ressentiment libéré de ses verrous et se pensant précisément comme force historique de changement" et la thérapeute souligne que "sortir du ressentiment nécessite parfois plusieurs générations, la psychanalyse le sait par sa clinique familiale." [p 310]
Pour comprendre ce poison de l'amertume, la psychanalyste formule l'idée d'une membrane qui protège l'individu de la folie lorsqu'il est soumis à l'obligation de violence, de soumission, de vide : cette fine membrane lui permet de s'extraire. Dans le cas du ressentiment permanent, bien installé, il y a "une délégation à autrui de la responsabilité du monde et de soi, un oubli de la membrane qui sépare le dedans du dehors." [p 46]
"La lutte contre le ressentiment enseigne la nécessité d'une tolérance à l'incertitude et à l'injustice. Au bout de cette confrontation, il y a un principe d'augmentation de soi." (feuilleter)
Dépasser la prison du ressentiment implique donc un choix moral, l'affirmation d'une capacité personnelle au lieu d'attendre que réparation tombe du ciel. Plutôt que rumination victimaire et perte d’énergie à haïr, s'offrent des pistes vers l'ouverture, vers une créativité : la mer et non l'amer, le risque vers l'Ouvert (selon l'expression de Rilke). Pour y parvenir, l'amour, l'amitié, évidemment, mais l'expérience esthétique, l'art et la littérature sont des clés. La force de l'humour aussi : retourner la représentation du monde, "se tordre à l'oblique", par le rire, forme de sublimation.
Car il s'agit de sublimer les pulsions ressentimistes par une symbolisation. N'allons pas plus loin dans l'explication de ceci, il s'agit d'un mécanisme psychanalytique complexe. Retenons peut-être, chez l'enfant, le jeu consistant à éloigner puis reprendre un jouet (bobine symbolisant la mère) pour apprivoiser la séparation et le retour. Ce jeu, cette forme de symbolisation, permet de s'approprier la séparation d’avec la mère en étant maître du jeu. Le sujet peut ainsi se construire. [*]
L'illusion contemporaine est de se passer du processus de symbolisation pour augmenter le Moi, explique Fleury, alors que c'est un enjeu éthique, intellectuel, métaphysique, dont on voudrait aujourd'hui faire un enjeu matériel et technique (addiction au divertissement) : "
lorsque le wifi ne fonctionne plus, c'est la panique dans les chaumières mentales".
[p 293]
La littérature, porte possible pour échapper à l'enfermement dans le ressentiment, est d'un grand intérêt thérapeutique. Theodor Adorno condamné à l'exil : "La vie d'Adorno est passée au crible dans Minima Moralia [Réflexions sur la vie mutilée, un art d’écrire, à méditer comme un art de penser et à pratiquer comme un art de vivre], elle y acquiert une forme de dignité nouvelle, sublimée, elle, et non réifiée, ouvrant à autre chose que soi, au lieu de jouir de sa mutilation et d'entreprendre le chemin d'une victime devenant bourreau." [p 128] Frantz Fanon a traqué les aliénations sociales et psychiques du colonialisme à travers des œuvres exemplaires [p 199]. On trouve chez Cioran l'être abandonné par la vie et en même temps une capacité poétique qui vient contredire cet abandon : "cette grande capacité sublimante du créateur qui vient nous sauver alors même qu'elle ne le sauve pas lui-même"[p 249]. Cynthia Fleury ajoute cependant que Fanon qui savait avoir du style, qui savait le «soigner», savait aussi, à la différence de Cioran, porter soin à autrui de manière concrète. J-K Huysmans est aussi rappelé : "ce grand écrivain qui fera de l'itinérance dans la lassitude le grand leitmotiv de son œuvre" [p 307].
Je ne suis par contre pas persuadé que les enivrements nietzschéens de Zarathoustra (une capacité «odysséenne» pour vaincre le ressentiment) soient nécessaires au propos [p 315-317]. Reste que Nietzsche, comme Freud et Deleuze, décrit bien le principe de double mouvement, conscient et inconscient, du ressentiment. [p 60] [voir aussi "Nietzsche pour s'affirmer"]
Si on veut aborder sérieusement cet essai, il faut être déterminé à un effort d'approfondissement. N'étant ni philosophe ni intellectuel de profession, je l'ai lu à dose homéopathique, prenant le temps de l'intégrer patiemment. C'est un livre précieux parce qu' il «augmente» le lecteur.
J'ai malheureusement lu des critiques évoquant une essayiste élitiste, friande de termes complexes et de locutions latines. Personne n'est assez insuffisant – au risque, justement, de tomber dans une dépréciation personnelle revancharde – pour ne pas être à même de se procurer la teneur de quelques mots peu usuels. Que cet effort dérange ou ne soit pas accepté ne relève pas des lacunes d'un ouvrage présenté comme un essai.
Un travail copieux, certainement pas un livre pédant. Remarquablement énoncé, réparti clairement suivant des approches diverses, ce texte propose une formulation élégante et minutieuse qui débouche – tôt ou tard, le temps a un prix – sur une compréhension limpide.
"Ci-gît l'amer" est un livre réconfortant qui place les navrants ressassements ressentimistes à distance.
[*] Note :
Ci-gît l'amer, la mère, et même la mer : où est le lien ? Dans la séparation ! La vérité de l'être est d'être séparé et de ne jamais pouvoir combler les manques. La réparation totale n'existe pas. Il y a des trous. Le ressentiment, c'est l'incapacité de renoncer à combler des manques, c'est croire que la plénitude c'est le plein, alors qu'elle se situe du côté de la sublimation [interview de Cynthia Fleury par Élisabeth Quin - Figaro Madame].
Je le crois, oui, que c'est un livre qui "augmente le lecteur". Un très grand livre, selon moi. Je l'ai lu très lentement, relu déjà, pas encore rangé car sa richesse est grande. Il incite non seulement à la réflexion mais aussi à la confrontation des idées et, de fait, à l'acceptation de soi-même et de l'autre.
RépondreSupprimerBonne journée.
Je me souviens bien que vous lisiez et appréciiez cet essai au moment où j'en lisais la première partie. Puis j'ai décidé de l'acheter. Comme vous il m'a pris du temps. Le billet fait revoir bien des choses qu'on avait admises sans les comprendre tout à fait.
SupprimerCette capacité personnelle, ce petit levier derrière la membrane (chapitre 10) pour retourner le regard, ouvrir/allumer autre chose, peut rester accessible, même face à l'injustice et l'agression.
Bonne continuation avec vos livres, je pense que vous aviez en vue une présentation à la médiathèque de votre commune. À bientôt.
Voilà qui confirme ce qu'en disait Bonheur du jour. Une lecture qui me paraît trop difficile pour l'instant, mais le titre est noté.
RépondreSupprimerÀ bientôt.
Supprimer"Ci-gît l'amer, la mère, et même la mer : où est le lien ?" "Dans la séparation !" "...elle se situe du côté de la sublimation". Pour moi il y a celle d'André Breton: "La révolte et la révolte seule est créatrice de lumière, et cette lumière ne peut emprunter que trois voix: la poésie, la liberté, et l'amour"; et celle, plus pragmatique d'Henri Laborit: "Conscience, connaissance, imagination."
RépondreSupprimerSur Nietzsche, à partir des ses "Fragments posthumes" la philosophe Barbara Stiegler éclaire le rapport aux sciences du philosophe allemand: "Nietzsche et la vie : une nouvelle histoire de la philosophie."
Les sublimations envisagées par CF dans son propos sont d'abord dictées par la psychothérapeute confrontée à la névrose/psychose du ressentiment, bien entendu.
SupprimerLes mots de Breton que vous citez étaient en exergue sur ce blog dans un billet consacré à un livre d'Annie Lebrun (« Ce qui n'a pas de prix», voir la liste des auteurs).
Nous connaissons bien le « pragmatisme » de Laborit et, pour ce qui me concerne, grâce à vous.
Pour Niezsche, si controversé, j'irai voir du côté de Barbara Stiegler... Merci pour ce conseil de lecture, cher Robert Spire.