26 juillet 2022

Valéry précurseur

"C'était tant le plan, les cartes, les opérations de son cerveau qu'il recherchait que leur symétrie et leur harmonie (beauté, poésie) avec l'univers tout entier. C'est pourquoi Valéry, sa vie durant, fréquenta avec la même ferveur des littéraires et des scientifiques, notamment des mathématiciens et des physiciens."

Le titre de cette étude peut être jugé démesuré, mais Olivier Houdé l'assume dès le départ, qui cite "Solitude" que Valéry écrivit en 1887 :
"Car mon esprit, avec un art toujours nouveau,
 Sait s’illusionner — quand un désir l’irrite.
 L’hallucination merveilleuse l’habite
 Et je jouis sans fin de mon propre cerveau...
"

Car oui, Paul Valéry s'est préoccupé avec passion et jusqu'à son dernier jour de son être intellectuel, des mécanismes de son propre cerveau, par une sorte de dédoublement de soi : "Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais / De regards en regards, mes profondes forêts" écrit le poète ["La Jeune Parque"] ; puis en prose : "Je suis étant, et me voyant ; me voyant me voir, et ainsi de suite..." ["La soirée avec Monsieur Teste"]

Cette étude d'un éminent psychologue français est d'abord un hommage à Paul Valéry plutôt qu'un travail de recherche académique. Il faut d'ailleurs attendre le dernier quart de l'ouvrage pour lire des considérations scientifiques plus conformes aux publications chez Odile Jacob. Ceci n'est pas une désapprobation, les sujets qui prennent un biais permettent de glisser des notions intéressantes qu’on retient. Et pour ce qui est des illustrations assez banales, elles rappellent les présentations de conférenciers qui intercalent des images pour détendre l'auditoire. 

Le prétexte de l'étude est que Paul Valéry eut l'intuition de notions importantes, aujourd'hui avérées, à propos du cerveau humain : "L'univers est construit sur un plan dont la symétrie est présente dans l'intime structure de notre esprit" ["Études philosophiques. Au sujet d'Eurêka"]. Il apparaît en effet, comme le montre l'imagerie médicale, que les motifs d'activation dans le cortex visuel ressemblent aux motifs géométriques des images observées, ce qu'on appelle la rétinotopie. Il en va de même pour la musique dans le cortex auditif, c'est la tonotopie. Les neurosciences ont aussi démontré des cartes sensorimotrices qui reflètent point par point dans le cerveau les parties du corps que l'on bouge : on voit encore une sorte de résonance motrice par lequel notre cerveau, à la seule vue des actions d'autrui, active des réseaux de neurones dits miroirs, identiques à celles que nous activerions nous-mêmes en faisant ces gestes, il s'agit de la somatotopie. Et je vous passe la numérotopie et la logicotopie...

Suivant ce "modèle topographique néovaléryen", une grande question serait en passe d'être résolue qui est celle-ci [pp 12 et 115] : selon le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, les objets logico-mathématiques sont des fabrications du cerveau humain (position constructiviste) tandis que le mathématicien Alain Connes pense que ces objets existent dans la réalité en dehors de nous (position réaliste). Leur mise en symétrie résoudrait le débat épistémologique – au Moyen Âge déjà, le nominalisme constructiviste d'Abélard s'opposait au réalisme platonicien. Cependant, je trouve la conclusion enthousiaste de l'auteur trop hâtive – évidente pour lui sans doute : je ne saisis pas entièrement l'importance des «cartes» neuronales dans cette affaire épistémologique.

Olivier Houdé s’intéresse au développement cérébral depuis la naissance de l'enfant vers l'âge adulte, basé sur trois systèmes cognitifs en évolution [pp 100-101 et annexe p121] : le système heuristique comprend les intuitions (trop) rapides, émotionnelles, le système algorithmique est la pensée réfléchie, plus lente et plus exacte, tandis que le système inhibiteur arbitre les deux premiers en bloquant l'heuristique si nécessaire. C'est ce que Valéry nommait le "Grand Capitaine Inhibition" ou la "délicate transaction", ce qu'il mit en branle lors de la fameuse "nuit de Gênes" où il prit conscience des dangers de la vie sentimentale (Madame de R.) mais aussi de l'idolâtrie artistique et de la création littéraire poétique, avec son souci superficiel de l'effet à produire sur autrui. Son esprit pouvait dominer tout cela, à vous Monsieur Teste ! 

Malgré cela, Valéry connaîtra à la fin de sa vie un autre amour, la liaison orageuse avec Catherine Pozzi, un échec. Catherine décrira cet amoureux de son cerveau comme un être narcissique incapable de la reconnaître dans son altérité. [p 79]

Voilà pour les grandes lignes de cet exposé plaisant, bien qu'il me laisse un peu sur ma faim. Pour une large part, c'est un survol de la vie de Paul Valéry et de ses tournants psychologiques. Olivier Houdé se base sur deux biographies importantes consacrées au poète : celles de Benoît Peeters (2014) et surtout Michel Jarrety (2008), énorme référence de 1366 pages. 

Je comprends l'engouement du psychologue pour les intuitions de l'écrivain français, précurseur de ce que l'imagerie scientifique met en évidence aujourd'hui. Récemment j'ai lu le très complet "Monsieur Teste" de L'Imaginaire Gallimard qui m'a incité à opter pour ce livre-ci. L'auteur conseille aussi "Le bilan de l'intelligence" (Allia), discours de 1935 étonnement actuel. Dans les prochains jours, quelques passages de ces textes.

D'autres avis ici. Avec mes remerciements à Babelio et aux éditions Odile Jacob pour l'envoi.

PS : on a lu par ailleurs "La madeleine et le savant" (Seuil) qui marie littérature (Proust) et psychologie cognitive, travail d'André Didierjean qui fut un élève d'Olivier Houdé à la Sorbonne (cité par celui-ci en notes).

2 commentaires:

  1. Voilà bien un auteur sur lequel je cale
    il y a des années un de mes amis avec qui je partageais beaucoup de lecture, m'avait incité à le lire mais je n'ai jamais accroché vraiment
    pour autant j'ai beaucoup aimé ce billet et cela réveille ma curiosité

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. De Valéry j'ai surtout lu le "Monsieur Teste" (Teste pour tête) mentionné dans la chronique qui comprend tous les textes de Valéry où apparaît ce personnage singulier qu'il inventa lorsqu'il décida de contrôler ses émotions et de se détourner de la création poétique «suspecte» au profit de l'esprit pur.
      J'ai trouvé très amusante la lettre à un ami d'Émilie, sa femme dévouée, qui accepte de vivre avec un type comme Teste : « Mais il ne me dit jamais que je suis bête, ce qui me touche bien profondément. »
      Si vous voulez essayer le court discours « Le bilan de l'intelligence », vous serez peut-être surprise de son actualité, même s'il y a ce côté « c'était mieux avant » de vieux râleur (où je me retrouve parfois d'ailleurs).
      Merci d'avoir apprécié le billet, à bientôt Dominique.

      Supprimer

AUCUN COMMENTAIRE ANONYME NE SERA PUBLIÉ
NO ANONYMOUS COMMENT WILL BE PUBLISHED