Un auteur peut avoir le talent de raconter des histoires qui nous agréent – des romans noirs à suspense, dirons-nous, on serait mal à l'aise d'associer à cet écrivain le terme "polar" qui peut connoter roman de gare – par la trame, la forme, le ton, sans que nous ayons avec lui de communs ressorts et convictions plus particuliers, plus intimes. Cette proximité de nature et de prédilections m'apparaît ici avec l'introspectif "Icebergs" de Tanguy Viel. Le titre est adéquat, car ces textes très personnels sont des illuminations, polies et facettées, cueillies dans le flux d'une pensée dont l'immense part demeure, en chacun de nous, évanescente, informe, sous la surface du dire, évanouie dans les abysses obscurs de l’inconscient. Alors qu'iceberg dit glace, on trouvera dans ces réflexions, si on la veut les suivre et si on aime la littérature, une chaleur tangible, nonobstant leur degré d'abstraction.
C'est le genre de livre à relire, je viens de le faire avec le même intérêt et le sentiment de croiser des préoccupations familières. Parmi ses visées, la part indicible autour de laquelle gravitent bien des littérateurs, cette part "que nos livres, nos chants, nos gestes reflètent" [p.98], un secret peut-être, qu'aucune raison n'explique et que l'on effleure à peine : "un ou plusieurs fils nous tirent vers l'avant et comme narrativisent notre existence, abstraction suffisamment magnétique pour nous faire avancer, en dessous de quoi nous irions errant sans but, pas même amarrés au temps qui passe" [p. 96].
Une légère mélancolie sourd de ces lignes, on la perçoit dans la citation de Charles Du Bos qui émeut tant l'auteur d'"Icebergs" :"Si l'homme n'était soutenu dans l'effort d'écrire par le voile d'illusions que tisse autour de sa pensée le travail même qu'il déploie pour l'exprimer, il verrait sa pensée nue et grelottante et il ne pourrait en supporter le vide et la vanité." [p.31] Viel évoque une ”nuit mentale éclairée par la grande confrérie du vide” qui jaillit des livres lorsqu'il les ouvre dans sa bibliothèque, consolation de croiser d'autres errances. Il conçoit aussi la nécessité personnelle d'écrire sur la mélancolie.
Il ne s'inclut toutefois pas dans les "psychostatiques", dont la pensée se retourne sans cesse sur elle-même, rumination d'un « je pense donc je suis », autocentrisme quotidien générateur de journaux-fleuves – Maurice de Guérin, Amiel, Robert Shields. Et de citer Robert Pinget, sévère : "S'il y avait moins de paresseux, il y aurait moins de journaux intimes" [p.70].
Le livre explore des flux de pensée remarquables et insolites, depuis ces incroyables journaux où l'homme "se perd et s'enfonce dans la brume épaisse et sombre, comme une route qui sort de la ville et se dissout dans l'obscur" [p.69] jusqu'au fil déroulé au-dehors par Virginia Woolf, qui a "dans ses romans l'élégance de confier à la matière, aux ciels de mer comme aux trottoirs des villes, tous les discours de l'âme, [...] hors des seuls filets de l'introspection, et comme dissoute dans le cœur des fleurs" [p.74]. Et les mouvements de l'âme intuitive d'Aby Warburg ont engendré l'organisation par associations d'idées de la fameuse bibliothèque ; ses exégètes s'accordent à y voir du génie.
La bibliothèque de Warburg : organisée "selon une seule règle, par ailleurs warburgienne, d'un bon «voisinage»". |
Tanguy Viel trouve les échos réconfortants de ses spéculations dans la littérature, non du côté des paquebots regardés "à distance, entre admiration et indifférence" (Hugo, Tolstoï), mais plutôt du côté des bateaux qui n'ont jamais navigué, ce qui touche justement, où l'absence d'œuvre est à soi seule une aventure : "je me glisse si joyeusement et amicalement dans les circuits fragmentés de Valéry, de Perros, de Montaigne ou de Pétrarque" [p.39].
L’ouvrage s'attache à "la difficulté aussi intime qu'infinie de négocier avec les puissances mentales" [p.101] et ne saurait faire l'impasse sur Montaigne qui, selon Viel, est peut-être le seul qui y soit parvenu. Nous le savons dompteur des mille cinq cents pages des essais, mais il a aussi "cette manière de se jouer de l'esprit en une pensée flottante et volatile, au point qu'on sente la phrase elle-même élargie à ses rêves, promesses et inaccomplissements divers, comme se tenant infiniment sur la ligne de son caprice et de sa nonchalance [...]" [p.103].
Discret opuscule (121 pages format Minuit), "Icebergs" convie à une promenade confidentielle, fleurie de citations et bonnes pages, comme chuchotées, qui lui procurent une griffe. Clôturons en donnant les mots de Christine de Pisan, qui offrent à ces dix textes un lignage distingué :
"Considérant le monde tout plein de lacs périlleux et qu'il n'est qu'un seul bien qui est la voie de la vérité, je me tournai au chemin où ma propre nature incline, c'est à savoir l'amour de l'étude." ("Le chemin de longue étude" - 1402) [p.17]
Christine de Pisan : "... le chemin des lettres, comme en un geste presque stoïcien, par lequel elle s'immunisa contre l'infortune". |
Les confidences des écrivains en lecteurs ont toujours de quoi séduire.
RépondreSupprimerJe vais vous laisser cette affirmation ; bien peu ont la bienséance d'ôter leur casquette d'Écrivain en la circonstance.
Supprimer"Toujours" est excessif, vous avez raison, mais pourquoi cesseraient-ils d'écrire en écrivains ?
SupprimerJe ne voulais pas parler d'écriture, ni de style, mais de la pose adoptée. Une manière de se placer réellement au niveau lecteur, si vous voulez. Ce n'est que mon ressenti bien entendu.
SupprimerEt à te lire, j'ai la sensation d'être "un bateau qui n'a jamais navigué" ; ça me rend un peu triste mais il faut croire que j'ai la paresse de la haute mer.
RépondreSupprimerHaute mer ou pas, écrire, c'est exister. Le plus triste serait de ne rien écrire.
SupprimerMinuit toujours... Mais j'ai raté cet opus de l'auteur...Noté!
RépondreSupprimerUn Viel inattendu.
SupprimerPas fini avec Minuit, le dernier Ravey sur l’étagère...