20 novembre 2022

Nietzsche : penser la vie


Afin de proposer un aperçu clair et exhaustif de ce livre (Puf, 2021), je préfère indiquer le compte rendu de l'agrégée de philosophie Circé Furtwängler, sur le site Nonfiction, qui synthétise bien la matière copieuse de l'essai. [Un autre compte rendu, plus succinct, de C. Ruby, toujours sur Nonfiction.] Ma connaissance superficielle de certains philosophes et courants de pensée ont nécessité des détours intéressants, mais préjudiciables à un regard synthétique. Néanmoins, le livre terminé, je tente de poser ici les assises d'une synthèse personnelle à travers quelques réflexions.

Le chapitre conclusif de Barbara Stiegler [p.373], où elle récapitule, en une petite vingtaine de pages, le cheminement des 372 précédentes, procure un autre condensé de ce long travail et de ses visées, c'est-à-dire l'humain face au constat de l’accélération des rythmes des échanges et de la circulation de l’information du monde actuel.

Une matière très dense : c'est en même temps l'avantage du parcours chronologique des façons de penser la vie, de Descartes à Foucault, aux pragmatistes, en passant par les théoriciens de l'évolution. La formulation est accessible et n'a recours à aucun jargon, sinon le vocabulaire traditionnel du champ. 

Barbara Stiegler propose donc de parcourir la philosophie à l'aune de la biologie, plus précisément de l'évolution et de la physiologie de l'incorporation. À cet effet, elle élabore sa réflexion sur les apports de Nietzsche, en corrigeant les interprétations fausses qu'on a pu en faire. L'autrice n'évite pas non plus de pointer des incohérences du penseur allemand.

Alors pourquoi Nietzsche, jugé infréquentable par certains, pour réécrire une histoire que l’autrice promeut en défenseure d'une démocratie véritable et en militante ouvertement anti-néolibérale ? À cet effet, convoquons Clément Rosset – on ne l'accusera pas de faire de la politique qui ne l'intéressait pas – qui a cultivé une vraie proximité avec la philosophie tragique de Nietzsche : "Le Nietzsche qui a joué un rôle important dans mon «devenir philosophe», c’est d’ailleurs celui dont je n’ai trouvé l’écho chez nul autre, sauf un peu chez Deleuze, [...]."

Selon le caustique Rosset (L'Obs - 2015), Nietzsche fut victime de trois malchances :
  • Sa sœur et son beau-frère nazi se sont emparés de ses manuscrits lors de l'effondrement psychologique de 1889 et, détournant sa pensée, ont contribué à en faire le philosophe officiel d'un régime criminel.
  • Heiddeger, après qu’il eut renoncé au nazisme, a transformé Nietzsche, pour des générations entières, "en un ectoplasme ayant simplement précédé son existence à lui, Heiddeger".
  • Certains intellectuels progressistes (Klossowski, Foucault, Deleuze, Derrida) ont "aménagé un Nietzsche à la mesure de leurs fantasmes pour en faire un révolutionnaire de gauche".

L'exigence de Nietzsche, et partant de l'étude de Barbara Stiegler, est de traquer les a priori métaphysiques, les archi-commencements absolus, tels que le sujet transcendantal, le cogito inconditionné, tout ce qui impose son ordre permanent à la nature. On retrouve encore aujourd'hui un de ces a priori dans une vision «métaphysique» des sciences qui seraient nimbées de vérité absolue. Pour Nietzsche, ces certitudes immédiates empêchent de penser les conditions de la vie et il leur préfère l'ordre évolutif de la réalité du corps biologique. Il s'agit donc d'abord de dissoudre les écrans de la métaphysique moderne de Descartes, Kant et Schopenhauer. De même qu'il faut aussi abolir les écrans téléologiques (fin supposée, nation, rédemption, etc.) des philosophes de l'histoire (Hegel, Herbert Spencer).

Pour ma part, j'ai buté sur le chapitre "Nietzsche contre Schopenhauer - La question tragique de la double condition[pp.101-107], où Nietzsche finit par inverser les considérations pessimistes du vouloir-vivre de Schopenhauer.

Ce dernier pose le corps vivant comme un nouveau cogito passif, où la volonté, plutôt que synonyme de toute-puissance, s'exprime davantage par la souffrance et le pâtir (sentir c'est souffrir) tandis qu'un sentir commun traverse les êtres qui endurent passivement ce qui leur arrive (une chair/Fleish commune en laquelle Nietzsche voit une archi-unité métaphysique, une immédiation [p.101]). Nietzsche considère que ceci met à l'écart l'organisation active du souffrir, à savoir le conflit nécessaire de l'intellect «régulateur» (Apollon) face au flux des joies et souffrances (Dionysos). Alors que Schopenhauer durcit l'opposition entre volonté et représentation (qui serait faute, morcelant la Volonté en perspectives individuelles), Nietzsche affirme "la nécessité de leur synthèse sur le mode de la tension". 
"Le réel ne cesse de résister à nos constructions et Nietzsche aime par-dessus tout éprouver cette résistance" [p.378].
Cette optique évacue la question de l'absurde, dont il est difficile pourtant de nier la postérité.
 
Clément Rosset, toujours lui, dans "Schopenhauer, philosophe de l'absurde" (Puf, pp 31-45), détaille comment et pourquoi Schopenhauer n'a pas pu, ou pas voulu, dépasser ses concepts pour penser l'individuation et la psychologie des profondeurs (Freud), explorés par Nietzsche selon la méthode généalogique [B. Stiegler, p.284 et suiv.]. Celle-ci n'intéressa pas le vieux pessimiste, peut-être par l'incapacité de maîtriser cette voie, mais aussi parce que le credo du Vouloir unique, favorisant la représentation d'un monde entièrement irrationnel et absurde, mène à une impasse philosophique, de sorte que l'intuition généalogique tourna court. Ce qui n'enlève rien, selon moi, à l'intuition première de l'œuvre schopenhauerienne : le sentiment de l'absurde. 

On aura compris que, sans remettre en cause le bien fondé du recours aux textes nietzschéens pour penser la vie comme l'entends l'autrice, j'éprouve de la réticence à adhérer entièrement à Nietzsche. On ne s'étonnera pas, dès lors, que je propose dans le prochain billet, un extrait de "Nietzsche et la vie" qui pointe la voie controversée qu'envisagea l'auteur du "Gai savoir", pour résoudre la question de l'éducation de sa politique du vivant. 

Pour terminer ce premier volet, soulignons une des conclusions de Barbara Stiegler : "Contestant l'idéal d'un savoir « neutre », « objectif » ou « désintéressé », Nietzsche a montré que la connaissance était toujours reliée aux intérêts divergents traversant l'ensemble des corps organiques et sociaux." Constat essentiel à l'époque contemporaine traversée par des crises qui sont l'affaire de tous. Et plaidoyer pour un gouvernement collectif du vivant qui repenserait les rapports délicats entre sciences et démocratie.


"Nietzsche et la vie" - Barbara Stiegler [2]
"Nietzsche et la vie" - Barbara Stiegler [3]

6 commentaires:

  1. ma bibliothèque Nietzschéenne est pas mal fournie mais je ne connais ni ce livre ni l'auteur
    en vous lisant je suis allée chercher mes Clément Rosset et le Monde comme Volonté et je pense que je vais passer l'après midi à les feuilleter
    je retiens ce livre d'autant qu'il est en poche
    pour ce qui est de Nietzsche et la vie c'est le titre d'un de mes livres préférés c'est de Michel Edelman aux PUF c'est déjà ancien mon exemplaire date de 1999
    c'est un livre que j'ai lu et relu en parallèle de Nietzsche depuis

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    1. "Nietzsche et la vie" a été élaboré en 2020-21 par B. Stiegler (en collaboration avec des étudiants de licence) et à ma connaissance, il a été publié directement en Folio Essais.
      Celui que vous citez (Bernard Edelman, Puf) m'intéresse beaucoup pour pallier les lacunes nietzschéennes de ma bibliothèque ; J'ai aussi en vue C. Rosset avec "La philosophie tragique" (Puf) ou "La force majeure" (Minuit).
      Bonne après-midi en feuilletant vos livres de philo, chère Dominique, c'est un passe-temps passionnant.
      Deux billets à suivre sur le présent essai.

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  2. J'aime bien votre synthèse. Je trouve intéressant le chapitre XII où B. Stiegler relie la compréhension de Nietzsche sur l'évolution (Darwin) avec celle de S.J. Gould.

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    1. Merci. Oui, après avoir évacué des choses qui me chipotaient un peu, j’ai beaucoup apprécié le chapitre 12 de B. S., j’y reviens dans le troisième billet.
      Dans mon enthousiasme, j’ai commandé ”Le sourire du flamand rose” de Gould.

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  3. après avoir ressorti tous mes livres sur Nietzsche je m'aperçois que le livre dont je vous parlais a un titre différent : Edelman Michel Nietzsche le continent perdu au PUF ça c'était juste
    je suis en train de le relire et malgré plusieurs lectures j'y trouve encore du nouveau

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    1. Merci pour ces précisions, vous pouvez constater que je propose ce Puf, avec des livres sur l'évolution, à la fin de mon troisième billet sur l'essai de B. Stiegler. (Il me semble aussi que l'auteur se prénomme Bernard et non Michel Edelman).
      Ces ouvrages de philosophie sont à relire et, comme vous, j'y trouve toujours du neuf pour alimenter mes réflexions.

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