15 février 2023

De Nietzsche au bec du flamant rose


L'ouvrage de Barbara Stiegler, "Nietzsche et la vie", suscite un vif intérêt pour le paléontologue Stephen Jay Gould dans le chapitre XII consacré à la biologie contemporaine ; y sont saluées les considérations du scientifique américain, lequel, avec d'autres confrères comme R. Dawkins, a "ouvert la voie à un naturalisme qui ne s’oppose pas aux constructions inventives de l’historicité". (voir billet 3).

C'est dans cette idée que je mentionne ici l'étude éponyme du recueil "Le sourire du flamant rose" (Seuil, 1985 - disponible en "Points" poche) qui comporte une trentaine d'essais de Gould. On y retrouve les innovations évolutives au niveau du bec du flamant rose confronté à un environnement particulier.

Le flamant rose s'est adapté à un habitat parmi les plus inhospitaliers de notre planète : les lacs salés peu profonds. Les deux moitiés de son bec sont équipées de lamelles cornées qui jouent le même rôle de filtre que les fanons de baleines. Le flamant se nourrit la tête à l'envers, crâne en bas, se balançant d'avant en arrière pour recueillir les petits mollusques, algues et larves. Les deux moitiés du bec sont mobiles alors que la partie supérieure est fixe chez les oiseaux.
Le cygne souriant en couverture du recueil est un clin d'œil. 
Image retournée, il s'agit du flamant rose qui se nourrit la tête
à l'envers, filtrant la nourriture (mollusques, algues, larves) 
des lacs peu profonds où il vit.

L'essai explique comment le comportement particulier du flamant a entraîné une modification de la configuration de son bec de forme curieuse. La théorie darwinienne de l'évolution, c'est-à-dire l'adaptation des espèces à leur environnement immédiat (à ne pas confondre avec un quelconque progrès ou une quelconque évolution téléologique), conduit à ce que la morphologie d'un organe s'adapte à la fonction particulière qu'il exerce.

S. J. Gould propose un second exemple de vie à l'envers avec la méduse Cassiopea. Elle présente, elle aussi, une modification de son anatomie, transformant l'anneau musculaire qui permet généralement la propulsion chez les autres méduses, en une ventouse qui la fixe en position inversée sur le fond des milieux peu profonds où elle s'est adaptée.

L'auteur conclut que des caractéristiques anatomiques stables chez des milliers d'individus peuvent se modifier pour satisfaire aux besoins d'espèces qui ont adopté un mode de vie "marginal", merveilleux pourvoir créatif de l'adaptation. Long processus historique, mais cependant limité par les éléments disponibles à un moment donné : "Le résultat, souvent imparfait et quelquefois bizarre, est donc un bricolage que la nature effectue avec ce qu'elle a sous la main ; c'est le reflet d'un processus qui s'est déroulé à partir du moment où les organes se sont avérés inadaptés à leur fonction, et non l'œuvre d'un architecte omniscient construisant ab nihilo." [p.31] (Voir également la notion de" spandrel")

Pour être complet, précisons encore que, selon Lamarck, la modification anatomique se produit directement en réponse à la pression de l'environnement et est transmise héréditairement, tandis que pour Darwin, le changement s'installe progressivement par le processus de sélection naturelle. 

Afin d'alimenter la réflexion, il est peut-être bien de revenir à Nietzsche et l'ouvrage de B. Stiegler où est cité [p.361] un passage de la "Généalogie de la morale" (1887) : "L'"évolution d'une chose, d'un usage, d'un organe n'est donc rien moins que son progrès vers un but, encore moins un progrès logique et prenant le chemin le plus court, avec un minimum de dépense de forces et au moindre coût [...] – mais bien la succession de processus de subjugation plus ou moins indépendants les uns des autres, plus ou moins profonds qui s'opèrent en elle, et qui renforcent les résistances qu'ils ne cessent de rencontrer, les métamorphoses tentées par réaction de défense, et aussi les contre-actions couronnées de succès. " [Nietzsche- "Généalogie de la morale", II, §12] 

Et à propos d'une notion nietzschéenne polémique bien connue, B. Stiegler écrit deux pages plus loin : "Au fond, la volonté de puissance ne désigne rien d'autre que les rapports conflictuels qui se nouent et se dénouent sans cesse entre les innombrables strates temporelles de l'histoire évolutive, où s'articulent et se réarticulent de manière toujours nouvelle et inventive les dispositions actives et passives des corps vivants." [p.363]

4 commentaires:

  1. tous les livres de Jay Gould sont intéressants, pour certains les recherches ont un peu évoluées mais pas la philosophie ouverte qui les soutend

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    1. Effectivement, du côté de la génétique, il y a des avancées marquantes par rapport aux années 80. J’aurais aimé lire un ouvrage de Richard Dawkins ("Le gène égoïste"), il faut encore trouver le temps... ces essais demandent de s’y consacrer avec une certaine attention.
      J'ai surtout voulu faire ici un lien avec le livre de B. Stiegler sur Nietzsche et la vie.

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  2. Je ne connais pas Jay Gould mais votre billet sur l'évolution correspond à ce que m'a expliqué ma dentiste, oui!
    N'employant plus les dents de sagesse pour mastiquer des viandes dures ou pas cuites, peu à peu ces dernières sont apparues de plus en plus tard dans nos bouches et elle n'existe carrément plus chez certains jeunes m'a-t-elle dit.
    Me conseillez-vous de lire Nietzsche et la vie ?
    Amicalement.

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    1. Bonsoir Colette, je suis heureux de votre intérêt pour ce sujet.

      En ce qui concerne les dents de sagesse, je me demande comment la sélection naturelle fonctionne pour les organes devenus inutiles : je comprends que le bec du flamant évolue pour lui permettre de survivre, se nourrir convenablement (les oiseaux qui n'avaient pas une «bonne» mutation du bec risquaient d'être éliminés par la sélection naturelle au fil de nombreuses générations). Il n'y a pas de pression de l'environnement pour les dents sans utilité, veux-je dire.
      J'ai aussi trouvé un avis contradictoire sur internet : https://www.lelivrescolaire.fr/page/5339666#:~:text=Pour%20Charles%20Darwin%2C%20la%20dent,ou%20des%20quelques%20fossiles%20disponibles.
      (Voir § évolution des dents de sagesse).

      "Nietzsche et la vie" : livre très copieux, il y a 3 billets sur le sujet (voyez liste des auteurs B. Stiegler) pour vous donner une idée et si vous accrochez vous pouvez essayer. Mais comme dit en préambule du 1er billet, il faut posséder des acquis en philosophie ou faire quelques détours pour s'informer (ce fut mon cas). Cet essai coûte de l'énergie, mais j'aime bien cette matière à mes heures.
      À vous de voir, vous connaissant un peu, vous préférez la poésie je crois ;-)

      Bonne semaine,
      bien amicalement.

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