3 juin 2024

Les eaux troubles des Fens

(Traduit de l'anglais par Robert Davreu)

Le genre de livre dont on a coutume de dire qu'on n'en sort pas intact. On a l'impression d'être imprégné de cette eau vaseuse qui coule entre des berges surélevées, canalisée avec opiniâtreté au long des siècles après l'assèchement des marécages, afin de rendre exploitables ces basses terres du Fenland [voir carte plus bas]. Y apparurent alors des champs de blé et d'orge, lequel donna des bières qui jouèrent leur rôle dans les confondantes accointances de deux lignées familiales, au cours d'un siècle marqué par des guerres mondiales.

"Aussi laissez-moi vous en raconter une autre. Laissez-moi vous raconter.
(Graham Swift)

Le professeur d'histoire Tom Crick, dont la famille et ses contemporaines du pays des Fens, ont connu bien des infortunes, préfère raconter à sa classe ces histoires-là – les élèves (et le lecteur peut-être) les trouveront diablement envoûtantes, car ce monotone nulle-part, qui s'étend jusqu'à l'horizon, se prête à l'imaginaire et au surnaturel –, plutôt que suivre le programme officiel où il s'agit de Révolution Française, de guerre de tranchées hérissées de barbelés ou d'oiseaux d'acier, chargés de feu, décollant vers le continent. 
Non, au grand dam de son principal de collège, l'histoire, la Grande, Tom la remise dans les marges : 
"Ah, mes enfants, [...] Considérez que l'étude de l'histoire est l'opposé même, est le contraire même, de l'action de la faire. Considérez votre professeur d'histoire à l'âge de dix-sept ans, qui, alors que la lutte pour l'Europe atteint son point culminant de folie, alors que nous faisons une percée en France et que les Russes foncent sur Berlin, n'accorde que peu d'attention à ces grands Événements (des événements de nature locale, mais néanmoins dévastatrice ayant éclipsé à ses yeux leur importance) et se plonge lui-même, à la place, dans un travail de recherche d'un genre obscur et obsessionnel : les progrès de l'assèchement des terres (et du brassage de la bière) dans les Fens orientaux, [...], ... l'histoire, recueillie aussi bien de la mémoire vivante que des archives, tant publiques qu'on ne peut plus privées, des familles Crick et Atkinson."
Parmi ces deux lignées, les uns riches de leur réussite pour assécher les sols et produire de la bière, les autres œuvrant aux entreprises ingénieuses des premiers, augurent une œuvre romanesque profuse : le prestige de hardis et efficaces entrepreneurs, de timides puis charnelles amours adolescentes, Sarah, figée à vie dans un fauteuil par une gifle de son mari, et dont la rumeur vit maintes fois le spectre, un enfant volé sur ordre divin, une faiseuse d'ange un peu sorcière, un inceste, un garçon à tête de patate et au sexe surdimensionné, une anguille vivante dans une culotte, un noyé – meurtre ou accident ? –, un coffret sous clé avec des bouteilles d'une bière spéciale et un testament en guise d'aveu. Et fatalement des crues, où tout est à refaire. 
Beaucoup d'épreuves et d'efforts, ici et maintenant, et c'est en cela, pour le vieux prof Cricky, que le bruit de la Grande Histoire paraît lointain, inapproprié, oserait-on écrire.

Je crois que ce qui fait la qualité de cette fiction est la manière dont Graham Swift l'a structurée, alternant adroitement les fils du récit, de sorte que la trame semble s'écouler telle une eau fangeuse dont il faut canaliser les ramifications fantasques. S'y côtoient des identités nébuleuses, dans une atmosphère qui tient du conte de fée, noir comme il se doit, avec des personnages féminins extrêmement bien cernés : Sarah Atkinson est belle, d'une beauté d'actrice, source de rumeurs – on l'a vu – après son "accident" ; Helen Atkinson, mère de Tom Crick, fait trébucher un défilé de soldats ; Mary Metcalf, seize ans, trop curieuse des garçons, tente de perdre un embryon en sautant de haut, jambes écartées, encore et encore
Et les hommes, direz-vous ? Ils n'ont pas – avis masculin – cette prestesse de crever la page, si l'on excepte l'attachant professeur, l'époux de Mary, qui détourne ses leçons d'histoire pour en raconter une autre.

Je veux m'attarder sur le garde-barrière Jack Parr, constamment ivre, qui par un soir de grand désespoir, s'assied sur les rails "en attente d'une mort aux roues d'acier". Mais, en dépit du trafic ferroviaire, il est vivant au matin, cuvant sur les voies. Par quel prodige ? Une femme encore... mais n'allons pas tout déflorer : sachez que dans "Le pays des eaux", il y a des mystères explicables qui sont des miracles.

Il y a encore d'intéressantes digressions, telles les recherches authentiques sur la reproduction des anguilles, où pointe l'humour de Swift :
"Julius Münter, [...], déclara, après avoir examiné quelque trois mille anguilles, qu'aucune d'entre elles n'était un mâle et que l'espèce se reproduisait par parthénogenèse – c'est-à-dire par immaculée conception."
Ce roman anglais fut considéré ("Le Monde") dans les années 1985 comme un des meilleurs de la littérature contemporaine. Je pense qu'il peut toujours, à mes yeux certainement, ambitionner ces étoiles. Publié en 1983 (2001 en Folio), on ne le trouve pas aisément d'occasion, mais merci aux bibliothèques (avec quelques réserves toutefois, il nest pas partout).

Les Fens s'étendent au sud du Wash, cette profonde indentation de la côte est de l'Angleterre, à gauche du Norfolk.


Source Wikipédia
Un peu de savoir, enfin, avec une étude ponctuelle (clic)"Fin de l'histoire sans fin", de Jean-François Chassay :
"Le roman de Swift propose une stratégie narrative évoquant les « récits de vie », mais en se servant d’une aventure singulière, celle de Tom Crick, pour raconter celle de tous les Crick et les Atkinson et embrasser le monde : les événements qui traversent, même à distance, l’épopée des deux familles. Il joue du récit de vie pour proposer quelque chose qui dépasse celui-ci tout en s’en inspirant, laissant bruire la rumeur du monde, [...]" 

Un extrait du roman de Graham Swift dans les prochains jours. 

13 commentaires:

  1. je suis très tentée mais le livre est introuvable même plus référencé hélas

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  2. chic je viens de le trouver d'occasion

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    1. Et je sais où vous l'avez acheté... Je ne voyais que celui-là d'occasion, en Folio tout au moins. Je ne comprends pas que ce titre ne figure pas dans certaines bibliothèques.
      Bonne lecture !

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  3. Ce mélange de réel et de fantastique m'intrigue. Ce titre n'est pas disponible dans les bibliothèques à proximité, malheureusement, je viens de le vérifier.
    Bonne semaine, Christw.

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    1. À Liège, j'ai dû le faire venir d'une bibliothèque périphérique, la bibliothèque centrale, tout près d'où je vis maintenant, ne le possède pas.
      C'est curieux, mais ce côté fantastique n'en est pas vraiment un, tout ce qui arrive est incroyable, mais c'est du domaine du possible. J'aime ce genre de roman qui navigue entre deux eaux (c'est le ca de le dire ici !).

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  4. Je crois bien que je ne l'ai pas lu. Je regarde si je le trouve...

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    1. IL me semble le voir sur Rakuten, en Folio, bon état.

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  5. Vous m'en aviez parlé et votre billet m'a convaincue; j'aime énormément ce qui reste inexpliqué, inexplicable. Voyons si je le trouve.....Merci, je m'en vais lire l'extrait.
    Bonne journée.

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    1. L'inexplicable. À ce propos, je trouve dans Wikipédia ce que Swift a dit en entretien :« l’expression que tout le monde emploie est celle du réalisme magique, qui est devenue désormais un peu éculée. Mais d’autre part, il n’y a aucun doute que les écrivains anglais de ma génération ont été fortement influencés par des auteurs étrangers qui possèdent, d’une manière ou d’une autre cette qualité de magie, de surnaturel, tels que Jorge Luis Borges, García Márquez, Günter Grass, et que ceci a été stimulant. En général, je crois que cela a été une bonne chose. Car nous sommes, comme toujours dans ce pays, terriblement bornés, absorbés en nous-mêmes et culturellement isolés. Il est grand temps pour nous d’absorber des choses venant de l’extérieur. »
      Bonne journée Colette.

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    2. Oh merci Christian, il est évident que les écrivains ont intérêt à connaître ce qui se passe ailleurs et garder ce qui leur convient.

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  6. Tu présentes là un titre bien intrigant. Ma bibliothèque a plusieurs livres de l'auteur, mais justement pas celui-ci. Je vais lire ton extrait pour me faire une idée plus précise.

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    1. Pourquoi cette pénurie dans les bibliothèques ? C'est un livre qui date, quand même, mais je m'explique mal qu'on ne l'ai pas réimprimé. Affaire d'éditeur qui songe à la rentabilité ? Malgré une qualité reconnue, il n'a pas connu le succès d'un best-seller.

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