23 juillet 2024

Soigner à distance

Les courses au large sont très médiatisées, tandis que le médecin se tient dans l'ombre, sur la brèche durant de nombreuses semaines, pour intervenir à distance en cas de maladie ou blessure parmi équipages ou navigateurs solitaires. Jean-Yves Chauve s'occupe aussi, en bénévole, de croisières à vocations humanitaires et écologiques, telle "Matelots de la vie" où sont embarqués des jeunes malades afin d'entrer en contact avec des populations accessibles par la mer.

Après avoir appris à naviguer à la voile à 10 ans, notre navigateur en herbe fait des études de médecine en 1968, à Poitiers. Il reste fort attaché à l'océan, rédige des fiches médicales à destination des plaisanciers, puis publie un guide en 1978. Avec son épouse Michèle, il se lance dans la fabrication d'un voilier de 12 m en acier : "Sidarta". Leur fils, à cinq jours, fera sa première navigation lors du lancement du bateau.

Amoureux de la mer, compétent en médecine, alors que la course au large en est à ses balbutiements, la croisière réservée à une élite, Jean-Yves Chauve était désireux de faire son chemin dans le monde de la navigation. Il est aujourd'hui une personnalité française incontournable de la télémédecine en mer, depuis ses débuts en 1987, avec l'assistance médicale de la "Solitaire du Figaro" jusqu'au "Vendée Globe" de 1989 à 2020.

Dans les années 2000, les moyens de communication par satellite étaient peu performants. La transmission écrite étant la plus fiable pour la prise en charge d'un blessé ou d'un malade, Chauve propose une nomenclature codée qui permet de comprimer le volume des informations échangées. Ainsi : 544A, B (S+2 à S+7), F, (RST2), etc. signifie par exemple "En me retenant d'une main, j'ai eu très mal au bras ; la douleur s'est accompagnée d'un bruit semblable à un craquement ; elle augmente quand je bouge l'épaule et irradie au niveau du haut du bras ; etc." [p.127]

En vingt ans, tout a fort évolué, la vitesse et le volume des informations transitant par satellite permettent, par donner un exemple, de communiquer dans de très courts délais le bruit digitalisé des poumons d'un navigateur qui s'ausculte par stéthoscope. Le son transmis sera consulté à loisir de l'autre côté de la terre. 

"Médecin du large" comprend trente-six chapitres relativement courts sur des épisodes vécus par le toubib des skippers. Très agréable à lire, il y a de nombreuses anecdotes dramatiques ou cocasses, ainsi que le récit des interventions auxquelles certains marins, perdus aux confins de la terre, doivent le salut.
Spoil ↓  
Je dévoile un de ces épisodes, parmi beaucoup d'autres. Lors de la Route du Rhum 1998, Éric Dumont sent qu'il est aux limites du bateau, distorsions dans les résonances, cacophonie dans les chocs, il faut affaler le grand foc. Mais la drisse est coincée tout en haut du mat, la voile ne peut descendre. Il faut monter couper le cordage. Trente mètres à la force des bras et des jambes, tube lisse et glissant secoué par la mer ! Quelques coups de couteau et la voile tombe. Puis une vague plus violente, Dumont se cale avec le bras droit, mais le gauche tape sur le couteau et transperce le biceps. Une fois en bas, une seule idée, retirer la lame, mais le geste coupe une seconde fois le muscle. Du sang partout. Chez lui à Guérande, Jean-Yves Chauve communique avec Éric qui perd connaissance. Le médecin engage la procédure d'urgence, tous les bateaux proches sont déroutés, légendaire solidarité des gens de mer.
Au téléphone, le silence est insoutenable. L'hémorragie est grave, car la veine humérale paraît touchée. Mais il reprend connaissance, le médecin lui donne les instructions pour comprimer la plaie avec le matériel de soins à bord. Deux heures plus tard une frégate de la Navy est sur place. Si la lame avait complètement sectionné l'artère, Éric n'aurait pu revenir à lui. Jean-Yves aura toutes les difficultés à convaincre Dumont de ne pas repartir une fois les points de suture posés... "La résistance de ces skippers n'a d'égale que leur volonté de vaincre..." [chapitre "Silence radio" p.131]

Je tiens à évoquer l'hommage rendu par J-Y Chauve aux femmes skippers. "Comme les courses ne se gagnent pas qu'aux muscles, mais bien à la stratégie, le match se court à armes égales. [...] L'endurance, l'agressivité, la détermination de ces « marines » valent largement celles de leurs adversaires masculins." [p.163]

Le travail de Jean-Yves Chauve s'attache beaucoup à la prévention. Quant à la gestion du sommeil, trouver l'adéquation entre dormir un minimum et garder une vigilance maximale : "Les marins sont des dormeurs de haut niveau, car ils apprennent à optimiser leur durée de sommeil", mentionne-t-il lors d'un entretien. L'aspect nutrition est, lui aussi, vital, ainsi que l'entretien physique dans un bateau au périmètre de marche réduit. Il faut encore tenir compte de la météo : il établit ses ordonnances en fonction du ciel, un flacon de désinfectant ne sera pas stable sur une table en cas de gros grain. Vous découvrirez ces aspects développés dans ce livre d'expert.

Pour terminer, un bémol non repris dans le livre, l'auteur l'exprimant à une autre occasion. Elle rejoint ma propre réflexion : "Aujourd’hui, avec les équipements de liaison instantanée, c’est très différent. Les skippers peuvent communiquer à tout moment par WhatsApp avec leurs familles et leurs amis. Cela change complètement l’état d’esprit du voyage, cela n’a plus, comme autrefois, valeur de voyage initiatique et de voyage en soi-même. Je dirais que c’est désormais plus une aventure sportive qu’une aventure humaine."

Grand admirateur et lecteur de sir Francis Chichester (1901-1972), je regrette l'époque des skippers pionniers solitaires. Je conviens néanmoins que la télémédecine constitue un domaine captivant, qui trouve de nombreuses applications en dehors des courses de bateaux.

Francis Chichester sur Gipsy Moth IV

Mes remerciements aux Éditions Glénat et à Babelio.

4 commentaires:

  1. Voilà une lecture qui me parait passionnante et complèterait bien mes lectures actuelles sur la mer et ce monde de la navigation.

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    1. C'est un livre agréable, par un auteur médecin sympathique, qui donne envie d''écouter ses conseils... et de le lire. Mon billet est long mais le livre se lit facilement, peu de jargon marin.

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  2. Ah mais oui, ce livre est en effet une excellente idée de lecture pour le book trip en mer. Je le note. Je viens de lire une BD de Clarisse Crémer qui raconte son expérience du Vendée Globe en 2020 et à un moment, elle fait appel à un médecin. C'était peut-être Jean-Yves Chauve ! Voilà en tout cas une lecture qui complèterait bien le journal de cette navigatrice. J'ai eu la même réflexion aussi concernant la facilité de communication avec l'extérieur (équipe de com, famille, amis, concurrents...) via WhatsApp. Course au large en solitaire, mais pas si isolé.:)

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    1. C'était peut-être J-Y Chauve que Clarisse contactait, encore qu'en 2020, il y avait plus d'échanges avec une large équipe grâce aux évolutions des communications digitales. C'était aussi la dernière année de J-Y sur "Vendée Globe".
      J'ai regardé une vidéo où, de nuit, Clarisse est en larmes, épuisée :
      https://youtu.be/BvlKBp5frXE (à 1'16").
      Le rôle du médecin, je le souligne peu dans mon billet, est le soutien moral des skippers qui connaissent des coups de mou terribles lors des traversées.

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