26 décembre 2024

Pulitzer posthume

Traduit de l'anglais (États-Unis) par 
Jean-Pierre Carasso - 1981 -534 pages

Le destin de l'auteur John Kennedy Toole (1937-1969) a contribué à forger celui de son livre. Écrit dans les années soixante, "La conjuration des imbéciles" ne trouvant aucun éditeur, Toole, au désespoir, se donna la mort en 1969. La persévérance de sa mère fit que le roman aboutit chez l'écrivain Walker Percy : celui-ci, d'abord réticent, fut conquis par le personnage central, Ignatius Reilly, et conclut que c'était un très bon roman. Proposé à un éditeur qui le publia en 1980, il obtint un immense succès et le prix Pulitzer l'année suivante.

Ce roman burlesque s'inscrit dans la tradition sudiste des grands romans de peinture sociale. "Écrit dans la meilleure tradition picaresque, férocement humoristique, dans un argot que le traducteur a eu bien de la peine à rendre, usant d'une langue artificielle, graphique, qui ne facilite pas la lecture, car n'est pas Raymond Queneau qui veut" (je tire cette dernière phrase d'un podcast de George Peyrou sur France Culture). Ce livre de John Kennedy Toole est un tableau extraordinaire de La Nouvelle-Orléans, avec ses illusions, ses vices, ses règlements de compte, ses farces, tandis le grotesque et le sordide apparaissent sur un fond de bonhomie.


En exergue, la phrase de Jonathan Swift – "Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui " – annonce le portrait d'Ignatius Reilly, un Don Quichotte obèse, paranoïaque et en révolte contre le monde moderne tout entier.

Ce roman est comique, mais d'un burlesque triste, on songe à Buster Keaton ou Woody Allen. On y perçoit une méfiance, un rejet du Sud à l'encontre de la modernité du Nord.
Pour bien saisir le pathétique du livre, il faut se replonger à l'époque des années soixante où l'ensemble des États-Unis connaît un malaise sociétal. J. D. Salinger est apprécié, qui aspire à un bien-être zen, quasiment mystique ; dans le Sud, Flannery O'Connor, romancière catholique, raconte des histoires d'infirmes, de fous et d'idiots, car ce sont eux qui ont raison contre une société d'abondance qui s'enfonce dans le matérialisme. Ignatius est de ces contestataires transposé dans un roman bouffon. 
On aurait tort de lire "La conjuration des imbéciles" sans le situer dans ce contexte pathétique, pour n'y voir que les divagations d'un idéaliste bavard et asocial, qui accumule initiatives grotesques et catastrophiques, ainsi que les désagréments liés à un anneau pylorique capricieux, générateur de rots et flatulences.  

Certains lecteurs seront dérangés par les balourdises, mais aussi par par les tentatives de Jean-Pierre Carasso pour traduire l'argot de La Nouvelle-Orléans : « S'y d'vait m'demander d'l'épouser, sur-le-champ, j'y dirais oui, j'y dirais comme ça « d'accord Claude », sans avoir à réfléchir une seconde. Chte l'dis, Ignatius, j'le f'rai pasque j'ai bien l'droit d'avoir quelqu'un qui m'traite gentiment avant d'mourir » [p.493]. On rencontre aussi, parmi d'autres, le « bouligne » (bowling) ou « ticheurte » (tee-shirt). C'est déroutant mais, pour ma part, j'ai trouvé cela amusant et bien rendu.

Une clé subtile est révélée par une anecdote de la fin du livre. Elle est inspirée des réflexions de Jacques-Pierre Amette (voir le podcast de France Culture). Rex, le chien d'Ignatius, est enterré sous une croix celtique devant la petite maison de quartier qu'il partage avec sa mère. On apprend qu'adolescent, il a demandé à un prêtre de faire les funérailles de l'animal et a essuyé un refus. On peut y voir la source du traumatisme du garçon, car le refus de la grâce pour l'animal fait que, par renversement, c'est la société entière qui est hors grâce. Le roman est un procès, avec tout ce qu'il comporte de trivial, de grotesque et d'amusant, mais un procès terrifiant d'Ignatius contre une société qui ne consent pas au regard d'un chien. 
Vu sous cet angle, il peut paraître essentiel de s'attacher aux aventures d'Ignatius Reilly.


8 commentaires:

  1. hasard et coincidence on a du écouter les mêmes podcasts
    j'ai téléchargé ce roman que je n'ai jamais lu j'espère que je serai aussi réjouis que vous
    Mais j'avais lu du même auteur un roman qui m'avait beaucoup plu, lu après avoir vu le filme j'ai regretté de n'avoir pas fait l'inverse : La Bible de néon un superbe roman sur l'enfance

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    1. Finalement je ne suis pas si réjoui que cela. J'ai trouvé le roman long et le trait forcé, mais ces inconvénients n'ont pas suffi pour que je décide de le laisser là. Et j'ai quand même pouffé à certains passages comiques.
      Le podcast a été diffusé en 2019 et repris en septembre 2024, je ne l'ai découvert qu'après lecture, et heureusement, car il m'a permis d'étoffer positivement le compte rendu et d'approfondir le roman.
      Je vais essayer le second livre de Toole, il l'a écrit à seize ans.

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  2. Je ne connaissais pas le triste destin de cet écrivain, merci pour votre présentation qui donne envie d'ouvrir ce livre malgré les "balourdises" du style. Il est disponible dans la bibliothèque d'une commune voisine, j'en prends note. Et aussi du titre proposé par Dominique.

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    1. Bonjour Tania. Il y a les balourdises du style mais aussi celles du comportement de certains personnages comme Ignatius. Je ne pense pas que ce soit le genre de livre qui vous plaira, mais pourquoi pas. Quant à "La Bible de néon", il me reste à le découvrir comme vous.
      Passez une belle fin d'année, à bientôt.

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  3. Quasiment un classique, l'auteur et son triste destin sont connus. C'est un roman autour duquel je tourne depuis des années..;

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    1. Oui et c'est un classique qui reste jeune. Essayez, si vous aimez les romans burlesques. En ayant à l'esprit que les motivations du pauvre Ignatius sont loin d'être innocentes, même s'il multiplie les maladresses et contradictions.
      Vous lisez vite je crois, pour moi il a pris pas mal de temps...

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  4. Lu plusieurs fois. J'y trouve toujours quelque chose. Un chef-d'oeuvre.

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    1. Je crois que Walker Percy, l'écrivain qui l'a porté vers l'édition, a dû le lire plusieurs fois. Je serais partant pour une lecture audio, les extraits du podcast signalé donnent un bon exemple du résultat, les dialogues sont plus fluides, en tout cas avec ma manière de lire.

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