12 mai 2025

Au combat sur tous les fronts

Le village de l'Allemand - Boualem Sansal (2008)
306 pages

Ils sont deux frères nés en Algérie, d'un père allemand, Hans Schiller, et d'une mère algérienne, Aïcha. Afin de leur assurer une meilleure vie, leur père les envoie vivre en France chez un vieil oncle. Rachel – contraction de Rachid et Helmut – arrive en France en 1970 à sept ans et se marie puis connaît la réussite professionnelle, ingénieur dans une multinationale, tandis que Malrich – contraction de Malek et Ulrich – arrivé en 1985, à huit ans, stagne dans une cité de banlieue où commence à sévir un islamisme pernicieux.

Leurs parents, restés dans le village d'Aïn Deb, au fond de l'Algérie, sont assassinés le 24 avril 1994, par un commando islamiste qui laisse peu de survivants. Le drame affecte gravement Rachel, qui, lors d'un voyage de recueillement à Aïn deb, apprend en dépouillant les documents de son père, que ce dernier, Hans Schiller, devenu un homme respecté du village, un vénérable cheikh, fut un soldat SS de l'armée allemande. Il faisait partie des nazis qui se sont dispersés dans le monde, réfugiés dans maints pays, dont le monde arabe. Rachel trouve une photo de journal où il figure à côté de Boumédiène, alors maquisard, qui le promut à l'enseignement du maniement des armes. Il finit par se poser dans le village retiré de Aïn Deb.

À travers le désespoir de Rachel qui écrit un long compte rendu pour son frère qui ignore tout, à travers la vie de ce dernier qui s'insurge contre l'intransigeance des clans islamistes, à travers une Algérie qui connaît sa décennie noire, ce livre bouleverse par la douleur infinie qui l'habite. Alternant les voix des frères – l'exploit de Boualem Sansal fut de les rendre différentes –, à savoir les écrits de Rachel et le récit, entre désespoir et colère, de Malrich, l'auteur exprime vivement, sincèrement, durement parfois, la culpabilité et la détresse que subissent les deux fils pour les crimes de ce papa qui collabora à la fabrication des gaz létaux pour anéantir les lebensunwerten lebens [vies indignes d'être vécues], les untermenschen [sous-humains]

Est-on coupable des crimes insoutenables de ses parents ? 

Il s'agit d'un roman basé sur une histoire authentique. Texte profond et pas trop long, malgré la confrontation à de multiples questions aiguës : la découverte de la Shoah par de jeunes arabes, la sale guerre algérienne des années noires (1902-2002), l'islamisme en expansion comparable au nazisme, la situation des Algériens des banlieues que l'État français livre de plus en plus à eux-mêmes.

Bien sûr, nous connaissons les horreurs de l'extermination dans les camps, d'autres écrivains les ont dites mieux que quiconque. La visite de Rachel à Auschwitz m'a pourtant ébranlé. Cet individu qui parcourt le lieu des crimes de son père est un homme en bout de parcours. Il cite Primo Levi, comme mis à nu : "Vous qui vivez en toute quiétude... Considérez si c'est un homme....Qui meurt pour un oui ou pour un non... Considérez si c'est une femme... Les yeux vides et le sein froid comme une grenouille en hiver... Répétez-les à vos enfants".

"Je ne sais pas pourquoi, mon père ne m'a rien dit", ajoute Malrich au texte de Levi.

Il faut se rappeler que la Shoah était et reste un sujet tabou en Algérie, notamment lors de la parution du livre en 2008. La liberté de ton, l'insolence et le courage des prises de position de l'auteur m'ont acquis à sa cause. J'imagine mal que l'écrivain produisant un texte si humain que "Les frères allemands" soit un jour emprisonné. La justice algérienne a prononcé une peine de cinq ans fermes à son encontre pour des faits récents, mais qui ne concernent pas directement le livre qui nous occupe. 
Je ne m'attarde pas sur la polémique, elle est trop complexe, à laquelle se mêle les prises de position politiques franco-algériennes. Ce n'est pas l'objet de ce blog.

Un extrait du "Journal des frères Schiller" bientôt.

5 commentaires:

  1. Un roman marquant, dont vous soulignez à juste titre la profonde humanité. Chaque semaine, en entendant Augustin Trapenard rappeler que la place d'un écrivain n'est pas en prison, je me dis qu'il me reste à lire d'autres textes de Boualem Sansal. J'hésite devant les parutions plus récentes qui me semblent plus politiques, peut-être à tort.

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    1. J'ai l'impression que de fait, il devient très politique, cela lui vaut des ennuis. Il est le genre d'écrivain qui n'y va pas avec le dos de la cuillère.

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  2. "Je ne m'attarde pas sur la polémique, elle est trop complexe" Je ne connais pas tout non plus mais par principe je suis contre le fait de mettre des écrivains en prison pour avoir dit quelque chose qui déplait au pouvoir. Ca, j'en suis sûre, que je sois ou non de son avis. Pas besoin de connaitre les détails. Sansal est un grand écrivain et il devrait être en train d'écrire

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    1. La place d'un écrivain n'est pas en prison : je suis d'accord. D'autant qu'à première vue, il a juste émis son opinion, sans incitation à la violence ou quoi que ce soit de ce genre.

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    2. J'ajoute, après m'être relu ce soir, que Sansal aime jouer la provocation, ce qui ne joue pas en sa faveur s'il se mesure à un pouvoir fort.
      Reste qu'on n'emprisonne pas un homme, qu'il soit écrivain, jardinier ou blogueur pour ses opinions, sa religion, ses convictions.

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