12 janvier 2019

Pour le plaisir

Cette collection de beaux livres, entamée en 2014 aux Éditions Faton, propose l'essentiel des textes de l'historien d'art et collectionneur Jacques Thuillier. Le présent volume, "Pour le plaisir" (2018), en est le sixième tome. Le septième est en préparation : "Un autre regard sur le XXe siècle". 

Parmi les écrits de Jacques Thuillier, certains font exception à sa spécialité qui est le XVIIe siècle français (tant en peinture qu'en littérature d'art), tels les trois repris dans ce sixième volume de la collection.
Le premier texte, daté de 1969, est consacré à la galerie de Médicis de Pierre-Paul Rubensœuvre monumentale en vingt-quatre tableaux, aujourd'hui exposés au Louvre. Le second, commande de l'éditeur Skira (1967) – "chef-d'œuvre d'écriture", affirme la présentation de Serge Lemoine – change la vision convenue que l'on peut avoir de Jean-Honoré Fragonard. Enfin la seule monographie que l'historien consacra à un peintre du XIXe siècle, le réaliste lorrain Jules Bastien-Lepage, ainsi réévalué en 2005, complète le volume.

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L'objet-livre est somptueux, format 29x22 cm, reliure pleine toile, papier luxueux et de nombreuses illustrations aux couleurs qu'on espère préservées des dominantes disparates auxquelles nous condamne internet. [Cette remarque car certains agrandissements de Bastien-Lepage (Détails de "Les foins", "La fenaison", "Mère de l'artiste") paraissent fort jaunes. Si la qualité des photographies (sources référencées en fin de volume) n'est pas en cause, le travail de reproduction est un casse-tête, on le sait. Ceci dit, je vois mon livre imprimé chromatiquement cohérent avec les premières pages feuilletées sur écran correctement calibré.]
Petit cireur de bottes à Londres - Jules Bastien-Lepage (1882)

Pour l'heure, je n'ai lu que la partie consacrée à Fragonard, ce peintre que je connaissais un peu grâce à Daniel Arasse. Brillamment écrit, stylé et un peu précieux, le commentaire propose une vision judicieuse de l'œuvre dans le siècle, n'oubliant pas de décrire telle manière de pinceau ou telle dynamique des surfaces et des tons. Les beaux livres magnifiquement illustrés pèchent parfois par un texte conventionnel sans aspérités: on a ici un travail de grande valeur, une attention de spécialiste.

Les imprécisions des biographies de Fragonard, le peu de romanesque qu'on y trouve et "la légèreté de son pinceau" ont laissé s'installer la réputation d'un peintre futile. Thuillier offre un contrepoint à la légende avec une analyse de l'imaginaire de l'artiste et sa liberté face à un temps qui voulut un retour au pompier. Voici un Fragonard neuf, avec son ivresse de la couleur et de la touche. Sa création fut très changeante et moins galante qu'il n'y paraît, plutôt "un artiste qui se plaît à célébrer l'enfance et la jeunesse". Avec l'évocation romantique d'une "nature luxuriante, de plus en plus mystérieuse". Il eut le courage de renoncer à ce qui plaisait à la plupart de ses amateurs ; ainsi, malgré la déconvenue au retrait des quatre tableaux réalisés pour Madame du Barry (château de Louveciennes), désigné par un pamphlet comme "le grand maître du tartouillis", il va dégager peu à peu une poésie nouvelle d'où émergeront des chefs-d'œuvre : "se libérer du spectacle et s'abandonner au pur plaisir de peindre."
Renaud dans les jardins d'Armide - J-H Fragonard
"... la main va, vient, court. D'un fouillis presque abstrait surgissent une tête, un corps,
un panache. Hâtivement, le pinceau, par quelques taches de bleu de Prusse, de vermillon
pur, d'ocre jaune, suggérant comme au hasard quelques silhouettes, couvre la toile d'un
même rythme rapide, qui s'empare du spectateur avec la décision d'une musique."

Fragonard, dont le charme des sujets "inquiète toujours nos contemporains", fut, pour Jacques Thuillier, un grand précurseur de la peinture moderne, "soucieuse de détacher l'intérêt de la représentation pour le reporter sur la matière picturale."

L'écrit consacré au cycle "Marie de Médicis" de Rubens apporte un éclairage sur une série plus connue que réellement appréciée, destinée au Palais du Luxembourg. À l'aide de documents parfois inédits, retour sur les circonstances et les enjeux politiques de la commande. Le peintre d'histoire et courtisan y a représenté "moins une reine qu'une héroïne".

L'ouvrage inattendu sur Bastien-Lepage, propose une émouvante synthèse, comme un plaidoyer, sur un peintre mort à trente-six ans. Courte carrière qui eut une influence jusqu'au XXe siècle dans le style du réalisme socialiste. Il était l'ami de Marie Bashkirtseff, elle aussi tôt décédée.

Remerciements aux Éditions Faton pour cet ouvrage de qualité et à Babelio pour l'opération Masse critique rondement menée.

11 commentaires:

  1. une belle collection je vais aller visiter le site de l'éditeur
    j'ai un livre que j'aime énormément qui est de J Thuillier sur Georges de La Tour, un peintre magnifique
    Rubens je suis moins sensible mais Fragonard j'aime le côté enlevé et un rien fripon

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    1. Georges de la Tour : je ne le connaissais pas jusqu'à ce que je lise "L'invention de l'auteur" de Jean Rouaud qui s'étend longuement sur le "Saint-Joseph charpentier". J'ai eu envie d'aller plus loin et me suis procuré, lors d'une visite de musée à Lille, un ABC de Flammarion sur ce peintre de l'obscurité. J'imagine que celui de Thuillier que vous avez vaut de l'or (en qualité, je veux dire, connaissant l'auteur).
      Fragonard est étonnant, bien moins coquin que certains peintres du 18e, raconté par cet historien qui se montre méticuleux et très connaisseur dans son approche. Je lis les autres parties du livre à l'aise, j'étais tenu de rendre un billet dans le mois, c'est fait et avec plaisir !

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  2. je viens d'aller voir le site de l'éditeur et j'ai craqué pour un livre sur Brueghel
    vous êtes un tentateur !!

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    1. Félicitations ! Il s'agit peut-être de "Brueghel et l'hiver" ?
      Du plaisir en perspective. J'aime parcourir des yeux les scènes animées de ce peintre.

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  3. Chez Fragonard comme chez ses contemporains,Johann Heinrich Füssli, William Blake et Francisco Goya, il est intéressant de relever dans leurs oeuvres respectives cette recherche de nouvelles expressions (de ce qui sera pour l'essentiel des peintures du XXe siècle) par le psychisme de l’inconscient.

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    1. En parcourant les œuvres des trois artistes que vous mentionnez, je retrouve en effet ce que vous exprimez . Quant à Fragonard, j'aimerais connaître l'un ou l'autre texte qui signale cet aspect (le psychisme de l'inconscient) dont Jacques Thuillier ne dit rien. Il est certain que Fragonard veut se libérer de l'académisme de l'époque.

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    2. C'est ce qui m'est resté à l'esprit en lisant "le détail" de Daniel Arasse et
      il y a Philippe Sollers qui lie les tableaux de Fragonard avec la poésie du Rimbaud des illuminations. (Les surprises de Fragonard)

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    3. Ah oui, j'ai eu le livre d'Arasse sur le détail en main il y a quelquesjours: j'aurais dû l'acheter !
      Merci pour ces précisions intéressantes.

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  4. Jacques Thuillier a signé une monographie sur Fragonard chez Skira, je viens de le vérifier dans ma bibliothèque. Le nom de Bastien-Lepage est plus inattendu sur ce thème, je vais aller ouvrir les liens, merci.

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    1. Comme noté dans le billet, il n'y a pas de thème commun au trois peintres repris dans le volume, sinon le fait de ne pas relever des spécialités habituelles de Thuillier.

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    2. C'est la monographie commandée par Skira en 1967, excellente, qui est reprise ici. Avec d'autres textes de Thuillier sur Fragonard.
      Bastien-Lepage peut surprendre de la part de l'historien, mais il était lorrain, du nord-est comme lui.

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