13 juillet 2019

Veiller avec Giacometti


Se laisser enfermer dans un musée toute une nuit, avec un lit de camp, cela vous inspire-t-il ? Alina Gurdiel a proposé à des écrivains de tenter l'expérience et de la raconter. On ne peut pas dire que Lydie Salvayre, désireuse de mieux se confronter à "L'homme qui marche" et aux œuvres de Giacometti, ait vécu une grande révélation artistique, loin s'en faut, et c'est même plutôt soulagée qu'elle quitta au matin le musée Picasso. À en juger par les deux cent dix pages de "Marcher jusqu'au soir", elle n'a pas perdu son temps, car durant le cours versatile de ses doutes et contrariétés, le lecteur a le loisir d'explorer son propre rapport au musée et à l'art.

"... la force de L'Homme qui marche excédait-elle les capacités 
de mon âme et ses très exiguës dimensions ?"

Qu'il partage ou pas les griefs et sentiments de l'écrivaine, le lecteur – les musées, ce n'est pas si mal, malgré leurs contraintes, les abus de la marchandisation de l'art, le côté entre-soi élitiste que peut percevoir négativement, à tort ou à raison, le socialement défavorisé –  le lecteur disais-je, saluera la phrase à la fois familière (s'il faut dire merde, c'est merde) et distinguée (rhétorique habile et musicale, d'apparence si aisée). Elle nous livre quelques très belles pages sur Giacometti,  les plus profondes du livre à mon sens, où l'artiste persiste dans la tentation de réussir l'impossible perfection, "le seul pari qui vaille". Dans cette métaphysique de l'impossible, Salvayre joint des écrivain(e)s, telle Virginia Woolf, sa "très affectionnée", toujours insatisfaite de l'œuvre à cause de "l'impossible adéquation avec le rêve qui l'avait enfantée".
"Pour Giacometti, faire œuvre c'était faire l'expérience de la limite de l'œuvre,
de la limite de l'homme créant l'œuvre.
"

L'isolement au musée est propice aux introspections et la sincérité porte Lydie Salvayre à la révélation de ses fragilités.
Après un dîner mondain où elle se montra peu loquace, alors auteure déjà connue depuis le Goncourt, elle apprit qu'une actrice prétentieuse avait dit à son propos «elle a l'air bien modeste» : ces mots venaient "objectiver une différence de catégorie comme aurait dit ma mère, une différence de caste [...] dont je découvrais qu'elle était inscrite à tout jamais sur ma gueule et dans mes façons d'être en dépit des bonnes manières que j'avais laborieusement (et sans doute mal) acquises". 
Dans la même veine, quelques lignes sur ses difficultés à s'exprimer en télévision :"Je fus prise d'une grande colère contre un système qui ne promouvait que ceux qui avaient appris dès le berceau à formuler de jolies phrases car ils avaient des papas-mamans rompus à l'art de papoter, [...]". Colère d'une "enfant de broques", honte d'un milieu populaire d'immigrés espagnols.


"Égaré sans doute. Exténué sans doute. Affamé sans doute. Mais libre, libre, libre 

et si beau dans ses lignes, échine échancrée, pattes fines, museau pointu rasant le sol,
à la poursuite d'une piste menant on ne sait où avant de mordre définitivement la poussière. 

Tout comme Giacometti, tout comme moi, tout comme nous."

Après cette expérience nocturne, elle retourne au Musée Picasso et en revient réjouie des œuvres de l'Espagnol et du public qui s'en délecte et s'en amuse. Viennent alors des mots positifs sur ce que peut l'art, une note gaie pour point final, qui sent un peu le travail sur commande.

On retrouve la vivacité familière de Lydie Salvayre dans ces pages subjectives. Personnellement, je regrette un peu  l'originalité de la romancière qui m'avait emporté dans "La puissance des mouches".

8 commentaires:

  1. J'aime la façon dont vous nous parlez de ce livre, dont j'avais déjà noté le titre - j'ai beaucoup à lire de Lydie Salvayre (dont je partage l'affection pour une certaine Virginia). Merci pour le bel extrait sur le chien.

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    1. Pour moi aussi il y a quelques titres encore à lire de cette écrivaine dont j'apprécie la franchise, la liberté. J'ai pensé à vous en lisant les mots sur V. Woolf :-)

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  2. Un écrivain que je suis depuis toujours, intelligente, cultivée et d'origine espagnole. Tout ce qu'il me faut. Je n'ai pas encore lu celui-ci, merci d'en parler.

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    1. Ce n'est pas une fiction, je la préfère dans ses romans même si elle est apparemment très sincère ici. Et les questions qu'elle soulève le méritent.

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  3. Ce livre ne s'inscrit pas dans son oeuvre romanesque donc je ne pense pas qu'il faille l'y comparer. Dans le genre "rapport d'expérience" je le trouve plutôt réussi. Faut dire que j'apprécie particulièrement son franc parler et son courage à dénoncer ce qui l'insupporte, même si je ne partage pas toujours ses colères. Je vous rejoins sinon sur votre sentiment de lecture.

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    1. Je trouve aussi que le livre est réussi et j'apprécie la franchise de l'écrivain. J'ai pris un réel plaisir à partir de ses mots sur Giacometti, c'est-à-dire au-delà de la moitié du livre.
      J'ai exprimé de petites réserves sur l'essai par rapport à ses romans à cause du côté un peu excessif, tranché. C'est peut-être parce que je veux le voir comme une essai (donc qui privilégie l'analyse à l'émotivité), ce que n'est pas ce livre. Et c'est bien ainsi.

      (Je suis heureux que vous laissiez un commentaire et je vous en remercie. Cela me ferait plaisir qu'à l'avenir vous ne restiez pas anonyme, je connais plusieurs Pascale qui auraient écrit ceci.)

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  4. Ah, c'est que je ne sais pas par où passer car je n'ai pas d'url... je vais essayer de me distinguer sur ce message en ne restant plus anonyme :-)

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    1. Ah c'est bien «Calou» alors, je n'étais pas sûr. Merci d'être passée en tout cas !

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