8 juillet 2022

KO et du style

Même l’arbitre n’avait pas osé commencer trop vite le décompte, persuadé qu’à la seconde suivante, Max allait se relever et disputer la suite du combat. Mais la suite du combat, sur cette civière qui le maintenait allongé, désormais elle était entre lui et elle, sa fille, et ça consistait d’abord à rassembler les éclats de réalité qui se dispersaient dans l’air comme une vitre cassée et brassée par la foule, comme on imagine une chaloupe dans la grosse mer, ballottée au rythme aléatoire des ambulanciers qui se frayaient un chemin au milieu d’elle, la foule toujours, qui oscillait en tous sens et emportait chacun dans le même bain de mouvements hasardeux – et c’est à croire qu’il existe une vie autonome des foules, une vie qu’on partage au pluriel quand on abandonne son corps pour celui de nous tous indistincts, nous tous mus par une âme collective, tectonique et brouillonne, quand chacun comprend qu’il ne dépend plus de lui d’entrer ou de sortir ni de seulement défendre le peu d’espace où respirer mais qu’est venue l’heure de glisser aveuglément dans la vague et de se laisser faire par elle.

Tanguy Viel - "La fille qu'on appelle" (Minuit)

J'ai choisi cet extrait comme j'aurais pu en donner un qui évoque mieux l'histoire d'une fille de boxeur abusée par un politicien indélicat, dans le cadre d'une affaire de trafic d'influence (synopsis complémentaire par le lien précédent, avec les critiques presse que Minuit relaie). Cet auteur, valeur sûre du roman noir, n'est jamais décevant, ni trop long, ce qui m'importe. Je projette de le suivre dans "Icebergs", une série de courts essais, promenade dans "les allées d'une pensée qui tourne et vire".

Les lignes en exergue ci-dessus sont significatives d'une certaine façon d'écrire chez Minuit. Je notais récemment une parenté entre celle de Viel et les "Histoires de la nuit" de Mauvignier lu au printemps 2021. Et l'interrogation toute naturelle quant à une manière qui serait l’apanage des éditions de Minuit conduit à quelques trouvailles sur la toile.

"Existe-t-il un style Minuit ?" est une publication des Presses universitaires de Provence (clic) dont il existe une recension sur Slate.fr. Ce livre collectif tente d'apporter des réponses à une interrogation ainsi posée : "En somme, existe-t-il des traits ou phénomènes stylistiques identifiables et récurrents dans le temps ou à une même époque chez les romanciers publiés par Minuit qui font qu'en dépit du style, voire des styles, propre(s) à chaque auteur, se constitue un style Minuit traduisant une vision et des visées bien précises sur le plan esthétique et/ou éthique ?"

Une réponse globale peut être celle-ci : "Un ‘style’, stricto sensu, il est plus que douteux en effet que les auteurs publiés par la maison de la rue Bernard-de-Palissy en aient un unique en partage. Mais il existe bel et bien un ‘(état d’)esprit’, des caractéristiques, un cahier des charges tacite, des engagements, des refus, etc., qui concourent à définir une identité reconnaissable aux auteurs maison.[Cécile Voisset-Veysseyre] En n'oubliant pas que les auteurs se lisent entre eux, avec, disons, un esprit Minuit.

Pierre Assouline (La République des Livres) rappelle l'influx donné par Lindon pour créer un tel esprit de famille. Quant au style maison : "Disons plus formaliste que minimaliste, à quoi on a souvent eu tendance à le réduire en raison d’une dite écriture blanche. Elle n’en est pas moins constitutive de leur air de famille. L’exigence d’une certaine exigence, on l’a vu, est partie prenante jusqu’au stéréotype, quitte à ce qu’elle devienne synonyme d’élitisme et d’hermétisme ; le refus de la psychologie traditionnelle et du romanesque de convention ; une certaine ironie ; l’élégance assez janséniste de l’emballage n’est pas étrangère à cette réputation, héritée de la douce mais inflexible raideur de Jérôme Lindon." De l'aventure excitante de Minuit, Assouline déplore toutefois l'expression "roman minuitard" qui "donne vraiment envie de se faire publier plutôt aux éditions de minuit et demi".

Enfin et non des moindres, l'essai de Mathilde Bonazzi "Mythologies d'un style" (2019, La Baconnière) commenté sur En attendant Nadeau. Il est possible de consulter la thèse de doctorat (2012) de l'auteure qui s'interroge sur l'existence d'un style chez Minuit à l'aube du 21e siècle. Si l'on en a la volonté (666 pages), on y trouvera une approche universitaire, véritable remise en question, qui contribue à démythifier, voire démystifier, le style Minuit. Avec néanmoins une conclusion qui dégage "non seulement la singularité langagière de chaque écrivain mais aussi les convergences de pratiques stylistiques qui définissent bien un style collectif Minuit".

Pour citer quelques noms qui perpétuent aujourd’hui la maison d'édition, citons Christian Oster, Christian Gailly, Laurent Mauvignier, Jean-Philippe Toussaint, Jean Echenoz, Éric Chevillard, Éric Laurrent, Marie N’Diaye, Yves Ravey, Tanguy Viel. Hormis Gailly et Laurrent, j'ai pu les lire et les apprécier [cf. Liste des auteurs].

7 commentaires:

  1. Existe-t-il un lecteur ou une lectrice Minuit? Si oui, je revendique l'être car mis à part Toussaint, les auteurs minuit ne m'ont apporté que du bonheur de lecture.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Alors nous sommes déjà deux ... et de plus, la question d’un(e) lecteur/lectrice Minuit mériterait une enquête, je trouve :-)
      Du style des auteurs cités, j’aime moins N’Diaye.

      Supprimer
  2. Merci, j'ai lu et beaucoup apprécié ce roman à sa sortie. Tanguy Viel, j'aime beaucoup, il n'en fait jamais trop, ni trop long comme justement énoncé dans le billet.
    Quant au lectuer minuit, je reste circonspect, j'apprécie beaucoup Viel donc, Echenoz, Ravey et variablement Chevillard et Toussaint. J'étouffe à la lecture par contre et je déteste cordialement Mauvignier.
    At last, je suis re-trouvable ici : https://textes-et-pretextes.blogspot.com/
    Au plaisir !
    Jean-Michel/ K

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. De Mauvignier je ne connais qu' "Histoires de la nuit" dont la manière me paraît convenir au thriller.
      Pour le lecteur Minuit, je nous propose de confier l'énigme à Charles Loquosme (génial patronyme), le tout sera de le trouver parmi les « mil et un » endroits où il exerce ;-)

      Merci de passer ici et bon été, Jean-Michel.

      Supprimer
    2. Merci ! Et je me permets au passge de notifier un petit changement (technique) pour le nouveau blog "Textures" : c'est ici : https://textes-et-intertextes.blogspot.com/
      A bientôt, Jean-Michel

      Supprimer
  3. Il existe toujours un état d'esprit particulier, effectivement, pour Minuit comme pour chaque maison d'édition, une patte.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il m'est difficile de trouver un «esprit» propre à des maisons comme Stock, Gallimard, Flammarion, etc... si l'on dépasse le format, la maquette extérieure. C'est plus le cas parmi les petits éditeurs.
      Il n'empêche que des auteurs très «Minuit» publient chez d'autres éditeurs.
      Content de vous lire ici, Nikole, je suis tenu éloigné de la blogosphère par des raisons personnelles, j'espère être plus présent bientôt. J'espère que vous allez bien, belles lectures, bel été.

      Supprimer

AUCUN COMMENTAIRE ANONYME NE SERA PUBLIÉ
NO ANONYMOUS COMMENT WILL BE PUBLISHED