22 novembre 2022

Nietzsche et l'évolution

["Nietzsche et la vie" : suite]

"Ce que Foucault au fond ne voit pas, c'est la nature tragique du « gai savoir » : sa capacité à exposer les fictions provisoires de la connaissance à une réalité qui lui résiste, et qui peut transformer la science en une exploration inlassable de la complexité du réel et de la multiplicité de ses perspectives et de ses centres de force, attitude épistémique que Nietzsche appelle aussi la « passion de la connaissance ».

Dans les chapitres précédents, nous avons vu que si Nietzsche avait tant tenu à s'impliquer dans la biologie de son temps, s'il a cherché à s'imposer lui-même dans les débats internes les plus fins de la physiologie et du darwinisme, en prenant parti pour les uns et en s'opposant aux autres, c'était bien parce qu'il considérait que les sciences de la vie étaient mieux armées que la philosophie pour penser la vie et pour déconstruire les écrans fabriqués par la métaphysique. L'analyse de son « point de départ » a montré qu'il refusait de partir d'un corps non biologique, qui aurait été supérieur à celui de la science, et qu'il ne croyait nullement à l'opposition schopenhauerienne entre Leib (ou corps vécu) et Körper (ou corps représenté), qui aura a contrario tant de fortune chez les phénoménologues. On a vu au fond que, pour lui, le corps ne pouvait se saisir qu'en participant activement au conflit entre toutes les formes de représentations, de savoirs et de pouvoirs prétendant s'en emparer, de la morale à la politique en passant par les sciences du vivant et que ces dernières pouvaient être, dans les combats du gai savoir, autant des adversaires que des alliées."

Barbara Stiegler - "Nietzsche et la vie[p.345 - chapitre XII - "Par-delà le naturalisme et le constructivisme. Nietzsche, Foucault et la biologie aujourd'hui"]


Ce qui gêne surtout Barbara Stiegler chez Michel Foucault, c'est la coupure entre le constructivisme et le naturalisme des sciences de la vie.

Les néodarwinistes Daniel Dennett et Richard Dawkins pensent que l'évolution naturelle obéit exclusivement à une logique d'optimisation (modèle algorithmique), où le corps est vu comme matériau passif sur lequel s'exerce mécaniquement la sélection naturelle, tendant à ignorer la transmission de caractères acquis. À l'opposé, Nietzsche puis William James, John Dewey, Georges Canguilhem et Stephen Jay Gould ont ouvert la voie à un naturalisme qui ne s’oppose pas aux constructions inventives de l’historicité. Les innovations évolutives sont le résultat d’accidents liés à la logique d’organisation du vivant. [pp.358-372]

À cet effet, Gould mentionne l'analogie avec les spandrels de la basilique Saint-Marc : ceux-ci résultent de décisions liées aux contraintes physiques des arcs plutôt que conçus à des fins artistiques pour lesquelles ils étaient souvent employés. [p.355]
De même, dans l'évolution biologique, des traits non adaptatifs, c'est-à-dire qui ne sont pas exclusivement apparu en tant qu'avantages pour la survie, peuvent recevoir de nouvelles fonctions par cooptation. Ceci définit ce qu'on appelle l'exaptationAinsi, les plumes des oiseaux ne sont pas apparues pour qu'ils puissent voler, elles ont d'abord eu un rôle de régulation thermique avant d'être exploitées pour le vol. 

Cette optique de l'évolution selon un darwinisme reconstruit (Stephen Jay Gould, Richard Lewontin et Niles Eldredge) tempère donc un parti pris purement adaptationnistecar "les corps vivants ont la puissance herméneutique d'écrire leur propre histoire en réinterprétant activement leur passé", réaffirme Stiegler, considérant les effets, sur les corps, les âmes et les consciences, de l'accélération des rythmes de vie et la dissolution des clôtures du monde au 21e siècle.

"Comment continuer à digérer à l'âge du télégraphe ?" se demandait déjà Nietzsche avant 1900.
 
Afin d'asseoir et de prolonger ces mises en perspective de Barbara Stiegler, on peut envisager plusieurs livres de Stephen Jay Gould et Richard Dawkins, de même qu'un ouvrage sur Nietzsche : 
"La structure de la théorie de l'évolution" - S. J. Gould (NRF Gallimard Essais, 2002)
"Darwin et les grandes énigmes de la vie" - S. J. Gould (Points Sciences, 1977)
"Le Sourire du flamant rose" - S. J. Gould (Seuil / Points Sciences, 1985)
"Le gène égoïste" - Richard Dawkins (Odile Jacob, 1976/1989)
"Nietzsche. Un continent perdu" - Bernard Edelman (Puf, 1999)

Voir aussi le billet sur "Le sourire du flamand rose" de S. J. Gould.

"Nietzsche et la vie" - Barbara Stiegler [1]
"Nietzsche et la vie" - Barbara Stiegler [2]

2 commentaires:

  1. je penche fortement du coté de J Gould, mille choses nous montrent que l'évolution si elle tend vers une meilleure adatation ne le fait pas toujours au bénéfice de l'animal ou de l'homme
    j'ai lu à peu près tous les livres de Gould et j'apprécie son point de vue et la largesse de sa pensée
    merci mille fois pour la référence de ce livre qui va rejoindre ma bibliothèque

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    1. L'évolution n'est pas quelque chose de rigoureusement programmé et l'adaptation reste un sujet délicat. "Les corps vivants ont la puissance d'écrire leur propre histoire", écrit B. Stiegler.
      J'ai commandé "Le sourire du flamand rose" (Gould, broché) d'occasion, j'espère qu'il arrivera dans le très bon état annoncé ;-)
      J'aimerais aussi lire celui que vous avez sur Nietzsche, le continent perdu, mais je dois faire des choix. J'ai trop acheté sans trouver le temps de lire, ces derniers temps.

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