14 mars 2023

Le marché de l'attention

"Les algorithmes ne sont que les formules mathématiques qui mettent en équation de l'intelligence élaborée à partir des milliards de données collectées par les grandes plates-formes numériques. Les 3 V nécessaires à l'exploitation des données, la vitesse, le volume et la variété, doivent se conjuguer au savoir scientifique capable de créer de l'intelligence artificielle à partir de celles-ci. Les géants de l'Internet ont fait le choix économique d'orienter la création de cette intelligence dans le but de s'emparer du temps de leurs utilisateurs pour mieux le vendre, aux publicitaires d'une part, aux services numériques d'autre part. Ce fut un choix. Il n'y avait en la matière aucune obligation technologique." (Bruno Patino) [p.66]

Le poisson rouge est incapable de fixer son attention plus de huit secondes, paraît-il, après un tour de bocal, il remet à zéro son univers mental. Selon Google, pour les "Millennials" (nés 1980-90), ce serait neuf secondes, un défi pour les créateurs d'outils informatiques chargés de capter en permanence "l'esprit d'utilisateurs qui passent à autre chose avant d'avoir commencé à faire quelque chose".


La vente de temps par la capture de l'attention des internautes s'accompagne d'une économie du doute. Celle-ci vise à donner plus de poids à des idées marginales qui fragilisent celles qui sont dans la tête des utilisateurs. Cette économie prospère grâce à trois facteurs entièrement économiques : 
  • Il est plus facile et moins coûteux de produire de la vraisemblance que de la vérité.
  • L'attractivité du doute questionne et suscite des émotions propices à la réaction plutôt qu'à la réflexion ; le bruit numérique (les like) en détermine la valeur économique.
  • L'indiscrimination des émetteurs d'informations des plates-formes : celles-ci autorisent une visibilité meilleure des contenus sponsorisés.

L'outrance, le scandaleux, l'absurde sur les réseaux n'est pas le seul fait de mauvais acteurs : il résulte du modèle d'affaires des plateformes qui "profite et développe l'addiction vis-à-vis de nos emportements". Privilégier l'émotionnel relègue l'information professionnelle au second rang. : "Il ne s'agit plus, comme dans le vieux monde analogique, de voir pour croire, mais, désormais, de croire pour voir.

L'utopie d'une civilisation de l'esprit dans le cyberespace, au profit du plus grand nombre, réseau universel égalitaire et libre qui s'autocorrigerait, est engloutie par l'économie capitaliste qui a modifié radicalement les espérances des optimistes.

Ce petit traité – un peu plus fouillé et structuré que ce billet – est implacable, mais le constat globalement inquiétant est nuancé : Bruno Patino n'invite pas à l'ascèse numérique, mais à s'amender du modèle économique des plates-formes. Un livre ultérieur de l'auteur "Tempête dans le bocal" (Grasset, 2022) garde le cap

Enfin, si vous avez lu entièrement ce billet, vous avez tenu plus de neuf secondes, bravo !

[Voir aussi "Les ingénieurs du chaos"]

8 commentaires:

  1. J'ai même pris le temps de vérifier sur le site de la bibli si ce livre y figure, clic, noté (voilà une utilisation utile de ces technologies) ^_^

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    1. Le livre ne veut pas détourner d'Internet mais déplore son exploitation dans des buts économiques via nos «failles» bien humaines.
      B. Patino croit toujours en un univers numérique de qualité, de partage d'information, de savoir et de culture, y compris sur les grandes plateformes.
      Je trouverai du temps pour son second livre (2022), mise à jour du premier.

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  2. Ce titre a fait parler de lui, merci d'en donner un aperçu éclairant sur les dérives de ce modèle.
    Sans parler de la pollution numérique, qui prend des proportions inouïes comme le montre un article récent des Echos : "Un influenceur de 3 millions d'abonnés émet autant de CO2 que 481 vols Paris-New York par an"
    https://start.lesechos.fr/societe/environnement/pollution-numerique-un-influenceur-de-3-millions-dabonnes-emet-lequivalent-de-481-allers-retours-paris-new-york-1913758

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    1. Merci pour cet aspect écologique qui illustre parfaitement le sujet. L'article alarmant que vous proposez indique un de ces délires qui dépendent du choix d'un modèle axé sur le profit.
      Je ne crois pas trop aux records battus par des influenceurs qui prôneraient la responsabilité et la sobriété numérique.

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  3. lu et retenu cette phrase
    Il est plus facile et moins coûteux de produire de la vraisemblance que de la vérité.

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    1. C'est une phrase qui, comme vous, m'avait retenu.
      J'ai lu ce matin dans "L'œuvre au noir" de Yourcenar une réplique de Zénon à propose de la vérité : "Je me suis gardé de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d'exactitude". Ça m'a plu.

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  4. Au quatrième top, il sera exactement... (combien de minutes avant la fin du monde, déjà? J'ai oublié!)

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