Patrick Tort est linguiste, philosophe, historien des sciences, analyste de la dimension anthropologique de l’œuvre de Charles Darwin (1802-1889). Il est profondément humaniste.
Le "Que sais-je ?" [7e édition corrigée, 2022] illustré ci-dessus constitue une synthèse de la théorie de la sélection naturelle, dont il ne manque pas d'exposer les graves mésinterprétations, dérives inégalitaires telles que l'eugénisme, le racisme ou le darwinisme social d'Herbert Spencer, cher à la bourgeoisie industrielle anglaise de la fin du 19e siècle, qui voit la société comme un organisme où les moins adaptés doivent être éliminés, interdisant l'assistance aux défavorisés.
À l'encontre de ces dévoiements, il est important d'insister sur ce que Patrick Tort appelle l'effet réversif de l'évolution. On sait que la sélection naturelle fait en sorte que les individus les mieux adaptés survivent pour perpétuer une espèce dans un environnement donné : par exemple, les flamants roses survivent dans la région des lacs peu profonds, grâce à leur bec adoptant une forme qui permet de récolter la nourriture tête à l'envers. (cf S. J. Gould).
Douze ans après la publication de sa théorie, Darwin la poursuit de manière cohérente dans "La filiation de l'homme" (1871). Il constate qu'au sein de l'espèce humaine se sont progressivement développés des instincts sociaux, un accroissement du sentiment de sympathie et d'altruisme, sentiments moraux qui permettent l'organisation communautaire : la sélection naturelle n'est plus, à ce stade de l'évolution, la force principale qui gouverne le devenir des groupes humains, elle a laissé place à l'éducation.
"Ce faisant, la sélection naturelle a travaillé à son propre déclin (sous la forme éliminatoire qu'elle revêtait dans la sphère infracivilisationnelle), en suivant le modèle même de l'évolution sélective – le dépérissement de l'ancienne forme et le développement substitué d'une forme nouvelle : en l'occurrence, une compétition dont les fins sont de plus en plus la moralité, l'altruisme et les valeurs de l'intelligence et de l'éducation." [p.55]
Ainsi, "sans saut ni rupture", la sélection naturelle selon Darwin a sélectionné son contraire, un ensemble de comportements sociaux antisélectifs et antiéliminatoires – au sens que revêt la sélection dans "L'origine des espèces" (1859) – et donc une éthique de la protection des faibles, contrairement à certaines extrapolations des travaux de Darwin. La forme nouvellement sélectionnée de l'évolution est avantageuse pour l'espèce humaine : "L'avantage nouveau n'est plus alors d'ordre biologique : il est devenu social."
L'auteur illustre cette inversion de l'évolution, cette transition de la nature à la civilisation et la culture, par l'image de l'anneau de Möbius. [*]
L'on ne serait pas complet en ignorant les réactions soulevées par cet effet réversif : ainsi un article du philosophe Thierry Hoquet. Tout en reconnaissant le bien-fondé de l'argumentation humaniste de Tort, il juge la référence au ruban de Möbius plus médiatique que pédagogique et préférerait voir abordés les apports de la sociobiologie. Celle-ci désigne la recherche systématique des bases biologiques des comportements sociaux (génétique) en tentant de donner une explication de l’héritabilité des comportements ou des instincts.
L'on ne serait pas complet en ignorant les réactions soulevées par cet effet réversif : ainsi un article du philosophe Thierry Hoquet. Tout en reconnaissant le bien-fondé de l'argumentation humaniste de Tort, il juge la référence au ruban de Möbius plus médiatique que pédagogique et préférerait voir abordés les apports de la sociobiologie. Celle-ci désigne la recherche systématique des bases biologiques des comportements sociaux (génétique) en tentant de donner une explication de l’héritabilité des comportements ou des instincts.
Patrick Tort a fait un livre plus fouillé sur les mêmes sujets : "L'effet Darwin" (2008, Seuil). La dernière partie de ce livre, "Darwin et la philosophie", qui tient en quatre pages, propose une réflexion très intéressante : cette discipline est résolument remise à sa place, si j'ose dire. Un court aperçu prochainement.
[*] Placez le doigt en un point du bord du ruban et déplacez-le le long de ce bord : vous revenez toujours au même point. Le ruban n'a qu'un bord et une seule face.
"une compétition dont les fins sont de plus en plus la moralité, l'altruisme et les valeurs de l'intelligence et de l'éducation" : comme on voudrait, comme on veut croire à de "de plus en plus" ! Je vais aller lire l'article en lien, merci, Christw.
RépondreSupprimerLa volonté de P. Tort est avant tout d'affranchir Darwin de ce qu'on voudrait lui faire porter : une loi du plus fort, élimination des faibles, des handicapés, extermination de races. Car Darwin a mis l'accent sur les processus favorables à l'organisation des humains en communauté, qui entend forcément un minimum de "sympathie" pour autrui. Dans ce cadre, vous serez peut-être intéressée par le prochain (et dernier) compte rendu sur l'évolution.
SupprimerTout cela me fait repenser à un essai bienveillant d'Abigail Marsh qui m'avait apporté du réconfort. Elle va jusqu'à remettre en question le fameux test de Milgram : https://christianwery.blogspot.com/2020/09/abigael-marsh.html
On n'oubliera pas les travaux de H. Laborit (Éloge de la fuite) qui parvint à des conclusions beaucoup moins réjouissantes.
Bonne semaine Tania.
Je n'ai jamais lu "La filiation de l'homme" qui semble indispensable pour suivre tout le processus et en arriver à aujourd'hui à P. Tort et au commentaire de Tania.
RépondreSupprimerNos sociétés basées sur le profit remettent gravement en péril la protection des plus faibles, mais je vais aller lire votre billet sur Abigail Marsh.
Bonne journée !
Je me suis fait ces remarques également, de même que l'organisation des hommes en société n'a pas empêché qu'ils se fassent la guerre.
SupprimerP. Tort se place au niveau de Darwin (La filiation, 1871), afin de l'affranchir de ce que certains veulent lui faire dire, c'est-à-dire qu'il y aurait des êtres, des races supérieures qui, dans le processus sélectif de l'évolution de l'espèce humaine, doivent s'imposer au détriment des moins forts. (mésinterprétation des nazis, racisme etc.)
Au contraire, Darwin tente de comprendre LA NAISSANCE DE LA CIVILISATION ET DE LA MORALE (pensons aux grandes religions) : l'homme, se sachant individuellement capable d'erreur et du retour à la bestialité, s'est donc donné des commandements à valeur collective pour s'en protéger (je cite plus ou moins Tort ici).
En disculpant Darwin, P. Tort n'aborde pas les dérives de nos sociétés capitalistes, de fait, ni les rapports de domination que n'excluent pas les sentiments moraux.
Il faudrait peut-être aussi relire Henri Laborit :
https://christianwery.blogspot.com/2017/06/grille-de-lecture-du-comportement-humain.html
On y trouve par exemple : L'élément central du travail de Laborit est que l'action gratifiante, pour se réaliser en milieu social où il y a nécessairement concurrence, s'appuie sur des hiérarchies de dominance, "le dominant imposant son «projet» au dominé".
Merci de vous intéresser à ce sujet, Colette.