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Michel Levy Éditions Infimes, 2024 250 pages |
Michel Levy est un écrivain français dont on sait peu : il a grandi à Tunis parmi les livres de la librairie de son père. Via ce blog, il a proposé de m'envoyer "Sonia ou l'avant-garde", son éditeur n'ayant pas de service presse. Ce livre évoque l'avènement d'une société collectiviste opposée à la concentration du capital entre quelques mains. D'ailleurs, la couverture montre un défilé de drapeaux rouges.
Des communistes ?! Avant de se détourner, indigné ou effrayé, il convient peut-être de prendre du temps pour suivre l'auteur dans ce qu'il considère comme la triste vérité du monde d'aujourd'hui : l'offre et la demande, la loi du marché, le capitalisme.
L'écriture de Michel Levy est d'une rare qualité. Elle nécessite de lire lentement, parce que chaque idée est exprimée élégamment dans sa vraie complexité. Le texte se cantonne dans une minutieuse et lucide austérité, pratiquement exempte de dialogues empreints d'émotion, mis à part les passages où apparaît Sonia.
Dans un pays occidental imaginaire, le personnage principal, Viktor Solti, a écrit autrefois "Le Manifeste de l'être humain", un roman qui lui a attiré des ennuis, sous prétexte qu'il incitait au coup d'État. Des phrases de son ouvrage avaient servi de slogans lors de manifestations. Des journalistes avaient parlé d'appel à l'insurrection, de tract anarchiste : "Une telle lecture était à la rigueur possible, mais à strictement parler, ce n'était pas ce que j'avais écrit".
Il eut des démêlés avec la justice, puis oublié par celle-ci, Solti décida de se cacher, falsifia son passeport et devint Viktor Olti. Il a maintenant dépassé largement les soixante-dix ans et vit pauvrement de maigres droits d'auteur, retiré de toute vie active, les murs couvert de livres, évitant même d'écouter les médias. Il reçoit un jour un mot dans sa boîte aux lettres : "Les peuples sont sous la domination de clans qui font la loi - et les lois ; vous l'avez dit. Le temps presse. Dos au mur, nous avons besoin de chacun. Blondie". Un nom de code, elle s'appelle en réalité Sonia, femme fluette et énergique qui lui apparaît sous divers déguisements. Elle fait partie d'un groupe qui noyaute des groupements progressistes, lesquels sont organisés sur base de la coopération, non sur une hiérarchie de pouvoir.
Solti sortira-t-il de sa retraite ? Sonia l'attire, le trouble et l'inquiète : ce bégaiement étrange, maladif, par moments... Un jour, elle tire de son sac un livre et lui offre "Le Grand Meaulnes". Il songe : "Je n'avais pas dix-sept ans lorsque j'avais lu ce roman. Pour la première fois, un texte m'avait ému aussi puissamment que la vie réelle." [p 230]
Pourquoi ce livre ? [voir extrait prochainement]
Lorsque Viktor reprend progressivement contact avec le monde, après des années d'effacement, il fait le constat de la concentration des industries de l'audiovisuel et de l'édition : "Les représentations du monde et les sources d'information étaient aux mains d'une minorité qui propageait le modèle idéologique néolibéral, sous un vernis de diversité et de débats où nul ne remettait jamais en cause ses fondements délétères." [p 143] Quelle personne clairvoyante n'appartenant pas à cette minorité pourrait dire le contraire ?
Livrer bataille ? Comment, laquelle ? C'est ce que raconte ce livre aux accents orwelliens, entrecoupé de citations d'écrivains et de philosophes. Certaines sont implacables et irréfutables :
"Tant qu'un homme pourra mourir de faim à la porte d'un palais où tout regorge, il n'y aura rien de stable dans les institutions humaines." (Eugène Varlin, ouvrier relieur, élu de la Commune de Paris, assassiné en mai 1871). [p 33]
"Je ne vois pas ce que l'inutilité ôte à ma révolte, et je sens bien ce qu'elle lui ajoute." (Albert Camus, Carnets, 1962) [p 171]
Selon la doxa omniprésente, aucune insurrection n'arrivera à ses fins, car les esprits sont conditionnés par le martèlement de trois axiomes [p 202-203] :
- Les gens ne peuvent pas renoncer à leur mode de vie, avec le risque de tout perdre.
- La réalité du monde est bien trop complexe pour les gens ordinaires : crise économique, subtilités diplomatiques, difficultés logistiques, circuits financiers, toutes raisons pour déclarer naïve et irréaliste l'idée de répondre aux besoins de chaque être humain. Travaillez pour vous et ne pensez pas aux dizaines de milliers qui mourront aujourd'hui faute de nourriture, de soins.
- Née dans les milieux politiques ultra-réactionnaires, comme un dogme, l'idée que le système capitaliste a ses défauts, mais c'est le seul qui fonctionne. Preuve en est que le communisme a échoué.
Le monde néolibéral utilise le « communisme » comme repoussoir, synonyme de cauchemar et d'indignation, en évoquant nomenklatura, Stasi, Goulag, "relevant d'époques où le communisme avait depuis longtemps été trahi par des régimes dictatoriaux" [p 134]. Pareil en Chine, en Corée du Nord, etc. partout où le mot communisme est hors sujet, puisqu'il y est remplacé par un régime autoritaire qui n'a rien à voir avec un réel collectivisme à visage humain.
Pour ma part, je bute sur une thèse que l'auteur tient pour acquise et répète à plusieurs reprises :
"Je conservais la certitude que l'idée collectiviste et le tropisme vers une telle société étaient innés en l'homme et indéracinables, que cette aspiration participait du caractère unique de notre espèce qui avait depuis des millénaires cherché par la solidarité à s'émanciper de ses instincts prédateurs." [p 161]
Sans entrer dans la controverse, ce n'est pas l'endroit, je renverrai à "Éloge de la fuite" de Henri Laborit, beaucoup moins optimiste concernant les instincts égalitaires des êtres humains. Ses travaux ne sont d'ailleurs plus étudié que par des étudiants en management et dans la communication.
Je me souviens de "Altruistes et psychopathes" d'Abigail Marsh où l'autrice, chercheuse en psychologie sociale, initie une corrélation entre les bonnes ou mauvaises dispositions des individus envers leurs prochains et leurs propres caractéristiques physiques : la dimension de l'amygdale du cerveau est corrélée au degré d'altruisme. Il se pourrait, au vu d'une telle étude, que nous ne partions pas égaux quant à notre propension à secourir, aider. Qu'en est-il de l'instinct de solidarité ?
Je crains qu'il faille éviter de voir l'humain avec des yeux trop crédules.
Ceci n'efface pas les belles pages, les beaux passages et citations de ce « roman » soigné, réalisé par un auteur qui a immensément foi en l'être humain. Je ne suis pas loin de l'âge de Viktor Solti, moi qui n'ai jamais milité – évoquer ce livre, c'est le faire un peu – et je salue ceux qui, dignement, courageusement, prennent – prendront – des risques pour infléchir le pouvoir des oligarchies financières qui dominent le monde.
"La fortune des dix personnes les plus riches – dont neuf sont des hommes – a augmenté de quatre cent treize milliards de dollars l'année dernière. C'est onze fois plus que ce que l'ONU estime nécessaire pour l'ensemble de son aide humanitaire mondiale" (Gabriela Butcher, Directrice générale d'Oxfam, 9 juillet 2021) [p 167]
En 1999, Levy publiait un recueil de récits appelé "La carte et le territoire", titre dûment déposé, que popularisa involontairement Michel Houellebecq (Goncourt 2010).
J'ai lu, avec attention. Merci d'avoir éclairci l'affaire. Il me faudra aussi regarder Laborit, dont je ne connaissais que le nom.
RépondreSupprimerMerci d'avoir pris le temps de lire le compte-rendu.
SupprimerLe livre de Laborit "Éloge de la fuite" est un classique déjà ancien, c'est le premier qui m'est venu à l'esprit pour l'argumentation en question.
En suivant les liens, vous tomberez sur les billets concernés par Laborit et A. March.
Bonne journée Keisha.
Critiquer le capitalisme sauvage qui prospère sans garde-fou me semble plus que jamais inévitable mais cette opinion semble moins partagée aujourd'hui qu'au XXe siècle.
RépondreSupprimerOù trouver l'idéal communiste sans dictature ? sans refus des libertés ? Les Etats-Unis vont-ils suivre la même dérive ? Comme vous, je bute sur cette phrase de la p. 161. Mais n'arrêtons pas de rêver d'un monde plus juste et "intensément humain".
Votre première phrase est une remarque pertinente, il rejoint le constat de Viktor p 143 : « le modèle idéologique néolibéral, sous un vernis de diversité et de débats où nul ne remet jamais en cause ses fondements délétères», contrairement au siècle précédent.
SupprimerNous sommes apparemment sur la même longueur d'onde,Tania ; et n'arrêtons pas de rêver d'un monde plus juste.
des livres intéressants même s'ils ne sont pas parfaits et tout ce qui aide par les temps qui courent à réfléchir, à choisir, est bon à prendre
RépondreSupprimerCe livre secoue et fait réfléchir, fait choisir aussi, vous faites bien de le préciser. Merci, chère Dominique.
SupprimerHenri Laborit était proche des anarchistes tendance Kropotkine (L'entraide, un facteur de l'évolution).
RépondreSupprimerQuant-au problème posé par le texte page 161, on trouvera quelques réponses dans l'ouvrage de David Graeber & David Wengrow: "Au commencement était...Une nouvelle histoire de l'humanité."
Bonne soirée.
Content de vous voir passer ici, cela faisait longtemps. Vous êtes au fait de notions plus poussées que les arguments sommaires avancés par moi pour faire controverse et qui obéissent néanmoins à mon sentiment. Je ne manquerai pas de lire ce qu'il est dit sur le Laborit libertaire et sur le récent ouvrage de David Graeber & David Wengrow.
SupprimerMerci.
Bonne journée.
En 1984 H. Laborit a participé à 5 émissions sur Radio Libertaire: « L’homme et la ville », « La nouvelle grille », « Eloge de la fuite », « De mes couilles au cosmos », « La colombe assassinée ».
SupprimerPour compléter les propos de M. Levy: l'économiste Jean Gadrey dans un livre paru en 2014 démontre comment "Bien vivre dans un monde solidaire. Adieu à la croissance."
Robert Spire
Merci d'apporter ces précisions.
SupprimerJe lis votre billet avec grand intérêt, convaincue que nous avons besoin les uns des autres pour subsister, pour évoluer. L'argent et son appétit vorace ont faussé les relations humaines, et l'ultra libéralisme a terminé de les détruir, en effet.
RépondreSupprimerOn rêve d'une Révolution française, je repense à la belle solidarité des gilets jaunes...
L'humanité, sans aucun doute, doit entrer dans une nouvelle ère.
Merci, ce billet fait réfléchir, c'est essentiel.
Merci de partager votre avis et votre rêve d'une ère nouvelle, Colette.
SupprimerJe suis en train de parcourir en diagonale, "Au commencement était... Une nouvelle histoire de l'humanité" (par Graeber & Wengrow en 2021 - 745 pages) et essaie d'intégrer la conclusion plus en détail. J'y apprends beaucoup et tenterai peut-être de la résumer ici.
Bonne semaine !
Je prends connaissance avec intérêt des réflexions formulées et je remercie ceux qui s’intéressent à mon livre. Je souhaiterais ajouter un commentaire à propos de la phrase suivante :
RépondreSupprimer"Je conservais la certitude que l'idée collectiviste et le tropisme vers une telle société étaient innés en l'homme et indéracinables, que cette aspiration participait du caractère unique de notre espèce qui avait depuis des millénaires cherché par la solidarité à s'émanciper de ses instincts prédateurs."
Mon idée n’est pas que l’homme serait « naturellement bon », il est clair que l’instinct d’agressivité ou de prédation existe dans notre espèce. Mais il est indéniable que l’être humain a bel et bien conçu et la notion de civilisation. Il a été capable d'inventer ce concept, et de commencer à dominer ses instincts pour le mettre en oeuvre – notamment, mais ce n’est qu’un exemple, en posant que chaque homme et femme, un faible et un fort, doit avoir les mêmes droits – quand bien même certains nient et tentent d'éradiquer cette idée. Et quand bien même des régressions ont été constatées depuis, disons un siècle ou deux...
Ces efforts, cette démarche, lente avec des retours en arrière et des combats perdus, ont fait que l'espèce humaine est devenue "l’humanité’’... Car il existe une humanité mais pas de "tigrité", ni de "chevalité"... qui s'efforcerait de devenir meilleure et de s'organiser de manière plus solidaire, plus juste ou égalitaire, de génération en génération. Cette spécificité caractérise bien l’homme comme espèce.
Aussi, le point de vue très répandu selon lequel les ‘’mauvais penchants’’, les instincts, l’égoïsme, la concurrence seraient une fatalité qui conduiraient toujours à peu près à la loi de la jungle, est clairement réfuté par les avancées lentes mais indéniables et immenses que nous avons accomplies depuis l’époque des cavernes. Il n’y a rien de gravé à jamais en l’homme qui lui interdise de construire un jour une société d’égalité et de justice, structurée par des lois et des institutions appropriées, car si c’était le cas, alors comment cette progression, qui nous a tirés de l’obscurantisme total, de la lutte à coups de massue pour la nourriture (etc) aurait-elle pu avoir lieu ?
Pour ceux que cela intéresserait, ce thème est exposé P 320, sous un autre angle :
« Attendez-vous une récompense si vous aidez celui qui a chuté à se relever ? Prend-on soin de ses proches contre rémunération ? Plus généralement, agit-on en vue d‘un gain personnel lorsqu‘on montre de la compassion, de la solidarité, de l‘amitié, de la bienveillance ? Si chacun dispose d‘une nourriture saine, d‘un logement décent, de soins, et d‘un bien-être suffisant, il n‘a aucune raison de faire la guerre à ses voisins. C‘est quand on manque de tout, ou de l‘essentiel, quand on se sent exploité, abusé, et que la société encourage l‘accumulation illimitée de richesses, en flattant la vanité et en glorifiant la force et la ruse, que naît l‘envie d‘aller prendre à l‘autre ce qu‘on n‘a pas. C‘est l‘injustice et les frustrations qui suscitent ces comportements agressifs ou égoïstes, que l‘on vous fait attribuer à une prétendue nature humaine immuable. À votre avis, les enseignants, les chercheurs, les infirmiers, aides-soignants, travailleurs sociaux, et simplement tous ceux qui aident autrui ont-ils comme motivation essentielle de s‘enrichir le plus possible – ou bien veulent-ils, tout en gagnant leur vie, être utiles à la société et se sentir en accord avec eux-mêmes ? Cette fatalité imaginaire d‘une concurrence de chacun contre tous, qui régnerait sur la société, n‘existe que dans l‘idéologie délétère du capitalisme où tout doit être à vendre – et soi-même en premier lieu. »
Par ailleurs, je saisis l’occasion de féliciter Christian Wéry pour ce site et sa contribution précieuse dans le domaine des livres et de la culture, fondement de la civilisation.
M.L.