30 octobre 2017

La temporalité chez Faulkner 1

Commençons par remonter au livre qui est à l'origine de cet intérêt pour William Faulkner, l'essai de Pierre Bergounioux "Jusqu'à Faulkner" (chroniques 1 et 2, octobre 2012) qui met déjà le temps sur le tapis. Il y est expliqué que la littérature éprouve des difficultés à dire la réalité du moment vécu parce qu'elle se réalise en décalage, à distance temporelle, dans un endroit très différent de l'action, c'est-à-dire devant la page blanche. L'écrit dirait donc moins la réalité que l'idée que l'on s'en fait quand on n'y est plus impliqué (ou ne l'a jamais été). La thèse de Bergounioux est qu'il a fallu attendre Faulkner (1929) pour que le récit «accomplisse» cette impossibilité de la littérature à donner l'instant vécu (le monologue de Benjy, ses ressentis bruts, dans "Le bruit et la fureur" est sont un exemple) .

Des romans tels que "Le bruit et la fureur", "Tandis que j'agonise" ou "Sanctuaire", et dans une moindre mesure "Lumière d'août", [pour ceux que j'ai lus] adoptent une technique narrative qui privilégie certes des éclairs de présent, mais cassent et brouillent la chronologie, s'évertuent à contourner certains moments cruciaux du récit, pressentis et révélés après leur réalisation par des indices épars. Le lecteur dérouté s'interroge sur la perception du temps dans l'art de Faulkner. Essayons d'élucider cela avec le concours de commentateurs de l'œuvre.


André Bleikasten, auteur du dossier Foliothèque (n° 27) de "Sanctuaire" y propose une section de cinq pages ("L'instant fatal") où il écrit, limpide: "Personne, chez Faulkner, n'est capable de s'accorder au «maintenant» de sa propre expérience (...). Loin de coïncider avec ce qui lui arrive, la conscience est vouée à un perpétuel retard." 

S'inspirant de Sartre ("Saint-Genet"), Bleikasten poursuit : "... cet instant [le présent] n'est jamais que le vide de la boucle qui lie l'avenir au passé, le passé à l'avenir, le point aveugle de leur échange et de leur paradoxal renversement". L'instant ne sera saisi comme fatal que bien après sa survenue. De sorte que "Comme Conrad et James, Faulkner préfère traiter l'événement par défaut, le dessiner en creux (...)". Le meurtre de Tommy par Popeye se résume à un claquement sec; celui de Red n'est circonscrit que par les menaces de Popeye et Red dans son cercueil. Le viol de Temple, scène charnière longtemps pressentie, est un "escamotage savamment orchestré", laissant le lecteur aveuglé : "S'il faut renoncer à surprendre l'événement dans l'éclat de son abrupte venue, il [le romancier] aura au moins réussi à capter la rumeur de son approche et les échos de son éloignement.




Ajoutons que ces ellipses concourent, dans "Sanctuaire", aux nécessités d'un roman dit «policier» censé tenir le lecteur en haleine. Mais dans "Tandis que j'agonise" par exemple, qui n'a rien d'un thriller, la scène de l'incendie de la grange est totalement occultée. Dans "Le Bruit et la fureur", lorsque Blaid casse la figure de Quentin parce que ce dernier l'insulte, la rixe est recouverte par une dispute passée de Quentin avec Dalton Ames (elle ne sera contée par Shreve que bien plus tard dans le récit). Les exemples abondent.  


Si on ajoute à tout ceci que les personnages éprouvent des décrochements de la conscience par rapport à la réalité vécue (difficulté pour Temple, par exemple, de réaliser qu'une chute a interrompu sa fuite), le discours de la narration fauklnérienne concourt à "l'enveloppement réciproque du passé et du futur" et  au "double vertige de l'imminent et de l'irrémédiable", pour reprendre les termes de Bleikasten. 


La vitesse de la terreur dans "Sanctuaire" n'est pas constante, parfois l'action semble ralentir comme s'il s'agissait d'un théâtre cérémonieux et rituel. On retrouve cette lenteur très marquée dans  "Lumière d'août", même dans les scènes violentes. Mario Vargas Llosa décrit les moments qui précèdent le viol de Temple ("Sanctuaire") comme un récit qui "prend un rythme de lent travelling où les mouvements des personnages ressemblent aux évolutions d'un spectacle d'ombres chinoises". ("La vérité par le mensonge", 1992).



En 1931, l'article critique d'un romancier anglais, L.A.G. Strong, propose une remarquable métaphore de la narration chez Faulkner : il compare un roman normal à un voyage en voiture avec arrêts paysage, freinages et accélérations, quelquefois un changement de voiture sur une route parallèle, alors que chez l'Américain, cela "ressemble davantage à un champ où les événements se dresseraient çà et là comme des poteaux, projetant de longues ombres. M. Faulkner nous fait faire un trajet entre ces poteaux. Nous visitons certains d'entre eux deux ou trois fois. Parfois nous traversons une ombre avant d'être autorisés à voir le poteau qui la porte. En d'autres termes, pour M. Faulkner les événements se fixent dans l'espace et non dans le temps." ("Spectatormagazine, 19 septembre 1931). Très explicite. 

On ne peut aborder la notion du temps chez Faulkner sans revenir à la critique littéraire essentielle de Jean-Paul Sartre consacrée à "Le bruit et la fureur" ("Situations I", juillet 1939), dont j'ai repris le titre pour ce compte-rendu. Sartre va plus loin que les glossateurs précédents.

À suivre.

8 commentaires:

  1. Les illustrations que vous avez choisies illustrent bien ce vertige du temps que Faulkner rend de façon si singulière. Ces commentaires très intéressants me poussent à relire les oeuvres dont vous parlez - quand j'en trouverai ou prendrai le temps - des lectures trop éloignées pour moi.

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    1. Je vous comprends.
      Ce genre de dossier est l'affaire de longues semaines, voire plusieurs mois : lire les œuvres d'abord, leurs commentaires ensuite, avoir une vison claire de l'ensemble.
      Je juge que le moment est venu de réaliser cette synthèse, alors que tout est encore frais, car il me semble que les éléments dont je dispose et la compréhension que j'en ai le permettent. Je devine que ces résumés profitent le plus souvent à des étudiants en mal d'inspiration, mais bon... J'y prends grand plaisir, satisfaction intellectuelle.
      C'est aussi une manière d'affûter sa manière de lire : chez Faulkner, la moindre étrangeté de la narration, le moindre terme insolite ou absent ne sont pas des maladresses, lacunes ou effets du hasard.

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  2. C'est cette façon de dire le temps qui, à mon avis, fait de Faulkner cet auteur gigantissime.

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    1. C'est en effet remarquable. Peut-être pas facile pour le lecteur mais je ne crois pas que Faulkner avait cela comme premier souci, sinon quand il décida de vivre de ses livres.

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  3. Pas facile pour le lecteur effectivement mais on se fait petit à petit à cette écriture et ensuite on est un peu pris de vertige à certains moments de lecture
    Proust était aussi un maître du temps et lui et Faulkner sont vraiment des artistes exceptionnels en la matière
    j'ai buté plusieurs fois sur certains romans ou sur certains passages et il faut y revenir parfois plusieurs fois
    je suis comme vous, lorsqu'un auteur me plait ou m'intrigue j'aime ensuite lire des commentaires et repartir dans l'oeuvre c'est ce que j'ai fait avec Alain et Balzac et j'en suis très heureuse, cela a enrichi ma lecture et m'a procuré un grand plaisir

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    1. Dans la seconde partie, l'analyse de Sartre met le doigt sur les points communs entre Proust et l'Américain.
      Merci de partager mon enthousiasme, malgré tout ce sur quoi l'on bute chez ces grands auteurs :-)

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  4. Faulkner... trop longtemps que j'ai lu un ouvrage pour profiter à plein de ce billet pourtant intéressant !

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