23 janvier 2025

Le naufrage : ombres et certitudes

Perrin éditeur, 2018
250 pag
es
"Contrairement aux films Titanic de 1943 et A Night to Remember de 1958, il n’y a pas eu de panique. Au contraire, des hommes et des femmes de toutes conditions ont attendu stoïquement la mort. C’est peut-être pourquoi le naufrage du Titanic occupe une place si particulière dans la mémoire collective." (Gérard Piouffre)

S'il est un livre qui élucide exhaustivement et avec rigueur les questions que pose le naufrage du Titanic, celui que propose Gérard Piouffre émerge, car il dispose d'une vaste masse de documents dont témoigne la bibliographie en fin de volume. Historien de la marine, Chevalier de l'ordre du Mérite maritime, avec de bonnes connaissances techniques (bien qu'il ne soit pas marin), il objective impartialement les événements et le comportement de chacun à bord, qu'il s'agisse de richissimes passagers, de marins, officiers et matelots, ou d'émigrants. 

Après avoir exposé de nombreux faits et aspects techniques dans les comptes rendus précédents ...

Dans les profondeurs du Titanic - Paul-Henri Nargeolet
Les enfants du Titanic - Navratil Élisabeth
Les secrets du Titanic - Rupert Matthews

... je vais, grâce à cet ouvrage, les compléter et revenir sur ceux que l'on a laissés dans l'incertitude ou dans l'ombre afin d'y apporter, pour la plupartun éclairage définitif.

L'ouvrage est réparti en trente chapitres qui répondent à des questions telles que : "Le commandant et les officiers étaient-ils ivres ?", "Le Titanic pratiquait-il une forme de ségrégation sociale ?", "Un choc de face aurait-il épargné le navire ?", "Le naufrage a-t-il entraîné la faillite de la White Star Line ?", etc.
L'auteur traite les matières en profondeur : ainsi, la description de la fabrication et de la pose des rivets – travail titanesque, il y en avait 3 millions pour ce paquebot – occupe cinq pages et celle des plats des menus du restaurant de première classe est détaillée, de l'entrée au dessert, pour chaque service. On constate que les menus de troisième classe dépassaient largement en qualité et quantité ceux du quotidien des gens qui l'occupaient. On mangeait mieux qu'à terre sur le Titanic.

Ségrégation sociale : les trois classes du Titanic étaient bien séparées les unes des autres par des portes cadenassées, ceci à la demande des États-Unis (immigration).

Les légendes – un sarcophage de momie jetant le mauvais sort, par exemple  et plusieurs prémonitions que manifestèrent certain(e)s sont abordées et démontées, mais libre à chacun d'y prêter foi. 

Les rivets retrouvés cassés près de l'épave. Explication très détaillée de leur fabrication pour aboutir à la conclusion qu'il est difficile de conclure ce qui a provoqué leur rupture : s'il s'agit du choc avec l'iceberg ou avec le fond marin, le bateau heurtant celui-ci à 74 km/h (et non 50 km/h comme avancé dans le livre de Nargeolet). Mention de l'Explorer, bateau contrôlé et bien entretenu, aux tôles non rivetées mais soudées, donc plus solides, qui heurta un iceberg en 2007 et coula néanmoins malgré sa conception moderne adaptée à la navigation polaire : "Dans la lutte implacable du vaisseau d’acier contre le vaisseau de glace, ce dernier a toujours le dernier mot", écrit solennellement Piouffre.

L'Explorer, en 2017, coula après avoir heurté
 un iceberg de nuit, sans pertes humaines.

Sur le chantier britannique Harland & Wolff (les propriétaires du bateau sont américains, le savoir-faire anglais) où fut construit le Titanic, on déplora huit morts, ce qui est peu : "Dans les autres chantiers, on admet qu'un tué par tranche de 100 000 livres sterling dépensées est une norme acceptable"Cette façon d'envisager les choses est abrupte, mais fait tristement partie du monde industriel. Le Titanic coûta 1 500 000 livres sterling, l'équivalent de 150 millions de dollars des années 2000. 

Considération consternante, le Titanic n'avait pas assez de canots de sauvetage : 1178 places disponibles pour 2201 passagers et si le paquebot avait été complet pour sa traversée inaugurale, il aurait embarqué 3547 personnes dont 2369 auraient été sacrifiées.
Ces embarcations ont mauvaise réputation : elles bouchent la vue, coûtent cher et sont difficiles à manœuvrer. On déplore qu'avant le départ de Southampton, on bâcla les exercices avec deux canots et des essais à pleine charge ne furent pas effectués (ne fût-ce qu'avec des sacs de sable), car lors du naufrage, on chargea trop peu les premiers canots par manque de confiance dans la solidité des installations d'évacuation (palans des bossoirs).

Les accusations d'alcoolisation de l'équipage et des officiers sont fantaisistes, le Titanic était le fleuron de la White Star Line et personne n'aurait osé enfreindre le règlement strict en buvant un seul verre en service. C'est l'avis formel de l'auteur.

Le Titanic se livrait-il à une course au record ? Au début du 20e siècle, le Ruban Bleu était décerné au paquebot ayant effectué dans le temps le plus court la traversée le l'Atlantique nord dans le sens est-ouest. Ce sont les navires de la compagnie britannique Cunard qui emportèrent ce trophée, réalisant la traversée en moins de cinq jours. Or ces "lévriers", à l'opposé des paquebots de la White Star, vibrent fort, sont effilés, donc sensible au roulis par mer calme, développent une puissance de 76 000 chevaux et leur consommation de charbon est énorme.

Le Mauretania de la Cunard détenteur du Ruban Bleu de 1907 à 1929.

Les trois géants de la White Star (Olympic, Titanic, Gigantic/Britannic) sont des paquebots différents, plus luxueux, leurs structures ne vibrent pas afin d'assurer le confort des passagers et ils développent dans les 46 000 chevaux, soit beaucoup moins que le Lusitania ou le Mauretania. Une arrivée à New York une nuit plus tôt aurait d'ailleurs été contre productive pour la compagnie, car des discours officiels, la presse et des curieux attendaient le bateau pour le lendemain matin. L'argument de la course au record tombe complètement. Mais il ne fallait pas traîner, c'est évident, vu l'ordre du commandant de maintenir la vitesse. 

Quant à la présence anormalement élevée d'icebergs à cette latitude, il y eut négligence des avertissements venus des navires alentour, moins par désinvolture des officiers ou du commandant Smith, que par un grave problème de surcharge des communications TSF (morse).
En 1912, la TSF était une nouveauté et les passagers en raffolaient, même si les tarifs étaient très élevés. On envoyait des messages à ses proches pour dire qu’on allait bien et qu’on était heureux d’être à bord du géant des mers, mais on utilisait surtout la TSF pour faire des affaires. Le goulot d'étranglement de la TSF fut un élément qui a favorisé la catastrophe.
Le télégraphiste était surchargé de messages commerciaux et personnels des passagers et il ne pouvait suivre correctement les communications avec les bateaux qui avertissaient de la présence de glaces. Les "sans-filistes", employés par la Marconi wireless Telegraph Co. Ltd, étaient conscients que les passagers les faisaient vivre, même si tous les messages concernant la navigation auraient dû être prioritaires.
Le commandant Smith était-il en possession ou non de toutes les informations alarmantes ? Si oui, aurait-il en ce cas diminué la vitesse de son bateau ? À mes yeux, cette dernière reste la cause primordiale du naufrage.

Lors de la commission d'enquête américaine en avril 1912, le sénateur demanda à une des vigies si, muni de jumelles, il aurait vu l'iceberg plus tôt. La réponse fut positive.
Les jumelles marines étaient des instruments optiques de précision qui coûtaient une petite fortune à l'époque. Pour éviter qu’on ne les vole, l’officier responsable avait toujours soin de les mettre sous clé aux escales. Une succession de méprises va toutefois obliger les vigies du Titanic à s'en passer. Ceci découle de mutations d'officiers, dont l'un, parti pour un autre paquebot, oublia de signaler qu'il avait enfermé celles des vigies dans un placard de sa cabine. 
Ceci dit, il y avait neuf paires de jumelles sur le bateau, pour les officiers, le commandant et le pilote sur la passerelle : pourquoi cette dernière n'a-t-elle pas été confiée aux vigies ? Mystère.
©RMS Titanic, Inc
À propos de la collision, ce qui a été écrit dans les billets précédents est correct : pour éviter l'iceberg, le second Murdoch a ordonné de virer à gauche toute (bâbord) et stop ou machine arrière (inversion des hélices latérales) : l'hélice centrale s'arrête dans les deux cas et n'envoie plus aucun flux d'eau sur le safran, ce qui augmente le rayon de giration du bateau.
L'hélice centrale est bien visible devant le safran.
© Vasilije Ristovic

Information supplémentaire : il y a bien eu deux ordres successifs «bâbord» puis «tribord» comme l'affirme Élizabeth Navratil dans "Les enfants du Titanic". Constatant que le paquebot se comportait comme une voiture survireuse qui dérape de l'arrière dans un virage, Murdoch donna l'ordre de contrebraquer, c-à-d de virer à tribord, manœuvrant en S autour de l'iceberg. Cela faillit réussir. [Le plus récent drame du Costa Concordia (2012) témoigne de cette façon qu'ont les bateaux de survirer lors d'un virage court : voyant qu'il allait heurter le rocher de Scole sur sa gauche, le commandant Schettino ordonna barre à tribord toute, mais l'arrière glissa en survirage et percuta des rochers par bâbord arrière.]

Dernier point litigieux : il concerne la non-assistance du Californian, probablement à portée de vue du Titanic qui lançait des fusées de détresse. Sa position fit débat : on ne calculait pas alors la position d'un navire comme aujourd'hui, il était beaucoup plus laborieux d'obtenir un point précis (il fallait surtout disposer d'une horloge à l'heure exacte, or celle de la passerelle du Californian semblait décalée d'une heure par rapport à celle du Titanic). Après la découverte de la position de l'épave, il devint évident que les deux navires étaient assez proches, 19 milles (35,25 km), ce qui fit ouvrir une nouvelle enquête en 1992. Sa conclusion fut que les fusées avaient été vues par le commandant Lord sur le Californian, mais n'avaient pas été interprétées comme des signaux de détresse.
On déduisit aussi qu'un plus petit bateau "fantôme" circulait entre les deux, il pourrait s’agir de la goélette Samson qui, n’ayant pas de radio, n’a pas compris qu’une tragédie se jouait à proximité. Mais aucune certitude n'est établie.

Le Californian, cargo mixte de 136 m,
Royaume-Uni

Tout ce qui est développé ci-dessus, malgré sa longueur, est fortement résumé et tous les thèmes ne sont pas abordés par mon compte rendu. Les récits et explications exactes sont complexes. Les personnes passionnées par le naufrage et par ce bateau hors norme, trouveront leur bonheur dans les explications approfondies du livre de Gérard Piouffre.

Pour terminer le cycle sur ce naufrage, il me reste à présenter dans les jours qui viennent le beau livre "Titanic, 1912-2012" de Beau Riffenburgh. 

1 commentaire:

  1. Je vous remercie d'autant plus de ce billet bien long, que le livre n'est pas à la médiathèque. Pourtant, il m'a l'air essentiel!

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