14 novembre 2024

Ivette, féministe médiévale

Le Livre de Poche, 2009 (178 pages)

Ivette (1158-1228), dite aussi Juette, vivait à Huy, petite ville belge sur la Meuse, à une trentaine de kilomètres en amont de Liège. L'abbaye de Floreffe, où elle repose aujourd'hui, se situe à 40 kilomètres de Huy, sur la Sambre qui conflue avec la Meuse à Namur.

Me plonger dans l'histoire médiévale sur les traces d'une sainte laïque n'est pas dans mes habitudes de lecture, mais les débats historiques intenses qu'elle suscite m'ont poussé à approcher cette insoumise, outre le fait que le roman reçut maints éloges. Après quelques pages, j'ai été saisi par la plume sobre et poétique de Clara Dupont-Monod : Le Temps évoque "un style gracieux, elliptique et sensuel à la fois" ; La Libre écrit "tout d'ardeur d'âme, ce livre est œuvre de poète"

L'autrice présente le récit en alternant les monologues de Juette et de son confident, le jeune chanoine Hugues de Floreffe, captivé par cette personnalité animale, secrète, rêveuse : "Juette l'ignore, mais elle me montre l'essentiel de la religion : cette part d'enfance qu'il faut porter en soi pour se montrer confiant et s'en remettre à une puissance supérieure".

Juette rêve de légendes, de chevaliers qui sont pour elle des apôtres, de scènes de bataille, de toutes choses qu'elle nomme "ses histoires", qui semblent remonter de la Meuse vers sa demeure, à côté de l'église Saint-Mengold. Elle aime s'asseoir sous un arbre, pieds nus, les yeux rivés aux diamants scintillants du soleil sur le fleuve. Élevée dans une discipline qui vise à faire d'elle une bonne épouse, presque recluse déjà, elle est rétive aux matinées de couture, à sa mère austère qui l'examine, palpe ses membres maigrichons et la lave à seaux d'eau. 
À 13 ans, elle est mariée à un homme qu'elle ne connaît pas, qui la dégoûte, pour lequel elle doit ouvrir les jambes à la concupiscence puis au passage d'un enfant sans vie. Elle souhaite la mort de son mari dont elle eut finalement deux enfants. Un matin, elle le trouve froid et raide à ses côtés.

Elle refuse un second époux et est emmenée par son père devant le Prince-Évêque de Liège qui accepte néanmoins de la laisser vivre librement, selon son choix.

Elle se consacre, suivant les conseils de son père, à l'éducation de ses fils, mais avant tout aux soins des lépreux et au bien-être spirituel de sa communauté de femmes. Elle possède un don de conseil et d’écoute exceptionnel. Pour elle, la foi compte plus que la religion. La haine des hommes "qui ouvrent le corps des femmes" et du clergé opulent et corrompu, son combat mental avec le démon l'amènent à vivre en ermite, recluse dans une léproserie en bord de Meuse. 
"Je sais qu'en ville les détracteurs sont aussi nombreux que ses admirateurs. J'ai déjà entendu des groupes railler ses « extases ». Ce qu'ils ne savent pas, c'est que Juette n'a plus peur. Et après ? La folie est une paix comme une autre." [propos de Hugues]

L'histoire d'Ivette de Huy s'inscrit dans la lutte de l'Église romane catholique, aux 12e et 13e siècle, contre les hérésies, le mouvement vaudois, le catharisme et les communautés dissidentes comme celle que l'insoumise rassembla autour d'elle, avec ses visions et ses transes. Elle échappa toutefois aux persécutions du clergé.

Le récit de sa vie, parvenu intact jusqu'à nous, a été écrit par le religieux Hugues de Floreffe, le confident et ami.

Roman d'une grande richesse qui en dit beaucoup sur les mœurs de l'époque et qui offre, dans un écrin poétique et féministe, un vif portrait de femme.

Au plan purement historique, on peut se référer à "Dames du XIIe siècle" de Georges Duby. L'évêque de Liège actuel, Jean-Pierre Delville, a consacré une conférence aux saintes hutoises en 2023.

En couverture : Élisabeth de Hongrie par Marianne Stokes (1895)

25 octobre 2024

Des livres pour tous

L'article de la RTBF commenté ici est du type "fil info" et n'est donc pas approfondi, mais il invite à se poser des questions sur le sujet.
Le titre de l'article tombe comme un couperet "Sans les livres d’occasion, de plus en plus de Belges ne pourraient plus s’en acheter" (RTBF Actus). Un peu surpris, je me dis en même temps que j'achète régulièrement des livres d'occasion.

Cette information expose les chiffres en France où, selon une étude commandée par le ministère de la Culture, la part de marché du livre d’occasion progresse chaque année et représente aujourd’hui 20% des livres achetés. Il semble que la tendance soit similaire en Belgique où le prix des livres neufs a progressé de 5,1% [source ?].

Les marchés du livre d'occasion doivent refuser des exposants, des privés notamment ; fini le temps où il fallait visiter des antiquaires et vendeurs professionnels pour trouver un livre de seconde main. Une étudiante, amoureuse des livres, confie : "L’offre est tellement importante aujourd’hui en occasion que je trouve toujours ce que je cherche."

Les maisons d'édition ne touchent rien sur un livre revendu. Pour freiner la revente, elles pensent à une taxe sur les livres d'occasion (3%), qui reviendrait aux auteurs et autrices : "Cette taxe ne viserait que les grands groupes industriels comme Amazon, eBay, Vinted, […] ces grands acteurs internationaux ne paient pas d’impôts en France." Les autres plateformes en ligne ne sont pas visées jusqu'ici : Momox, Recyclivres, ... L'inconvénient de ces dernières est que l'évaluation de l'état du livre est approximative : un ouvrage vendu comme "à offrir" ne devrait pas comporter de marques ni de pliures. De plus, les frais de port ne sont pas négligeables, il est préférable de commander pour un montant qui implique la livraison gratuite.

L'article ne fait pas mention des bibliothèques qui répondent à de nombreuses demandes. Dans les grandes villes, rares sont les livres – sauf les nouveautés – qu'on n'y trouve pas, éventuellement via un réseau ou sortis d'une réserve. 

Pour conclure, retour en Belgique : "Selon les derniers chiffres du secteur, pour l’année 2023, le marché du livre en Fédération Wallonie-Bruxelles s’élève à 264 millions d’euros [source ?]. Et le nombre de ventes de livres neufs a diminué l’an dernier."

Les détails de la situation du livre neuf en Belgique francophone en 2023 sont proposés dans "Le Carnet et les Instants".

Lisez-vous d'occasion ?

15 octobre 2024

Cogitations de promeneur

Jean-Marc Defays
Murmure des Soirs, 2024 
173 pages

Sachant que l'auteur est liégeois, on ne doute pas que ses balades, fertiles en méditations et rêveries, se déroulent autour des Coteaux de la Citadelle, dont on vient en ce début d'octobre de célébrer les nocturnes. Des bougies ont illuminé les 374 marches de l'escalier vers la butte. 
Du fait que le nom de Liège n'est énoncé nulle part, les considérations du promeneur acquièrent un caractère général. Encore que certaines évocations relèvent du régional, tel cet hôpital jouxtant un enclos de fusillés, "une institution vouée à la vie, comme pour démontrer qu'elle a toujours l'avantage – même provisoire – sur la mort". [p.49]

Intellectuellement, le chapelet de réflexions proposé par Jean-Marc Defays est moins ardu, selon moi, que le franchissement physique des coteaux et l'on se laissera aller paisiblement aux mouvements de son esprit stimulé par la marche. Ils sont spécifiques, pour la plupart, de ce qui préoccupe – ou pourrait préoccuper – toute personne honnêtement sensée et cultivée : et si l'on y philosophe, ce n'est jamais pour sortir de sentiers balisés, ni pour forcer le pas, tandis que les galimatias sont exclus. 

Les deux font la paire : le promeneur Jean, dont les pensées sont exposées et le narrateur, à savoir son chien – capable de raisonner, que croyez-vous ! – qui l'accompagne dans ses flâneries. Le livre comprend environ 150 textes de moins d'une page, sans titres, répartis en six parties. Les illustrations sont de l'auteur, au fusain semble-t-il.

Soyons sincères, l'on ne va pas s'éberluer à toutes les pages de ce carnet de promeneur solitaire : outre l'indignation envers des sujets autour desquels on a coutume de ruminer et palabrer (guerres, politiciens, attente au téléphone, travaux dans la ville, etc.), il s'y trouve d'intéressantes réflexions que ne dédaigneraient pas des penseurs qui tiennent le haut des affiches culturelles et littéraires. J'ai apprécié le goût du promeneur pour la sincérité, la simplicité, l'honnêteté intellectuelle, qu'il allie à une perspicacité bien placée et la volonté de bien dire. Sur ce point, le propos est limpide : Jean-Marc Defays est linguiste.

Deux trois thèmes, parmi d'autres, à méditer. 
  • L'un porte sur l'agacement de certains devant les films ou l'on ne trouve pas de logique, successions d'images magnifiques, sans histoire consistante : "Jean s'est demandé si ce n'est pas parce que l'existence n'a pas d'histoire cohérente ni d'explication logique que la plupart des humains attendent précisément que l'art – au même tire que la science, la politique ou la religion – lui en donne. Sans histoire ni explication, la vie est insupportable et un film ou un livre qui en fait la démonstration, malgré des compensations esthétiques, ne l'est pas moins." [p.80]
  • Beaucoup de personnes du troisième âge, et des plus jeunes, approuveront cet incipit qui interroge les nouvelles valeurs : "Comme s'ils avaient été dessinés dans le sable, les points de repères – même ceux que l'on croyait indiscutables – s'effacent sous les vagues impétueuses et imprévisibles des médias, des réseaux sociaux, des dictats des modes et des idéologies. [...]" [p.170] 
  • Lors de controverses avec des gens qui n'acceptent jamais de remettre en cause leurs certitudes, l'homme éprouve de la colère en son for intérieur : "À chacune de ces occasions, il fait l'expérience intime du paradoxe de la tolérance qui doit accepter l'intolérance, quitte à se mettre en danger." [p.171]
  • Puis cette incise : "Suivre sa pente, disait le poète, pourvu que ce soit en la montant". [p.126] 

Je laisse à regret ce livre d'un abord aisé, qui m'était devenu aussi familier que son narrateur canin qui tient bien peu sa langue. Les paragraphes succincts donnent envie de cogiter sans façon avec l'avenant marcheur, dont on devine les compétences universitaires sous une casquette un peu pépère.

Merci à Babelio et les éditions Murmure des Soirs pour l'envoi du livre.

27 septembre 2024

Trancher le nœud

Le nœud de vipères - François Mauriac
(1932)
À chacune de mes lectures de François Mauriac, ressort l'un de mes importuns paradoxes qui consiste à apprécier ses romans, alors que je me complais généralement chez des écrivains, moralistes ou penseurs qui naviguent aux antipodes des idées platoniciennes et religieuses de l'académicien français. 
Dois-je m'alarmer ? Je me targue seulement de partager ce que je lis, sans chercher à m'approprier ou promouvoir – à quel titre d'ailleurs ? – telle éthique ou philosophie, serait-ce au sein d'un blog qui met résolument en avant certaines d'entre elles parmi les plus immanentes. Et dans ce blog qui vit et respire au fil du temps et des pages, libre respiration qui s'accommode de la contradiction, quelle inconsistance y aurait-il à s'attacher un personnage de fiction qui ne veut plus du sacerdoce de l'avarice, de la haine familiale et du ressentiment pour se découvrir un cœur qui le porte à la foi chrétienne ?

Si les subjonctifs imparfaits ne vous irritent pas, ni l’austérité du ton, ce sont deux cent cinquante pages en Livre de Poche qui méritent le détour.

"À travers la vitre où une mouche se cogne, je regarde les coteaux engourdis. Le vent tire en gémissant des nuées pesantes dont l'ombre glisse sur la plaine. Ce silence de mort signifie l'attente universelle du premier grondement. « La vigne a peur ... » a dit Marie, un triste jour d'été d'il y a trente ans, pareil à celui-ci. J'ai rouvert ce cahier. C'est bien mon écriture. J'en examine de tout près les caractères, la trace de l'ongle de mon petit doigt sous les lignes. J'irai jusqu'au bout de ce récit. Je sais maintenant à qui je le destine, il fallait que cette confession fût faite ; mais je devrai en supprimer bien des pages dont la lecture serait au-dessus de leurs forces. Moi-même, je ne puis les relire d'un trait. À chaque instant, je m'interromps et cache ma figure dans mes mains. Voilà l'homme, voilà un homme entre les hommes, me voilà. Vous pouvez me vomir, je n'en existe pas moins.[p.167]

 

23 septembre 2024

La rencontre des enfants

" « Je ne sais même pas qui vous êtes », dit-elle enfin.

Elle prononçait chaque mot d’un ton uniforme, en appuyant de la même façon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier… Ensuite elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient fixement au loin.

« Je ne sais pas non plus votre nom », répondit Meaulnes.

Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l’on voyait à quelque distance les invités se presser autour d’une maison isolée dans la pleine campagne.

« Voilà la “maison de Frantz”, dit la jeune fille il faut que je vous quitte… »

Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit :

« Mon nom ?… Je suis mademoiselle Yvonne de Galais… »

Et elle s’échappa.

La « maison de Frantz » était alors inhabitée. Mais Meaulnes la trouva envahie jusqu’aux greniers par la foule des invités. Il n’eut guère le loisir d’ailleurs d’examiner le lieu où il se trouvait : on déjeuna en hâte d’un repas froid emporté dans les bateaux, ce qui était fort peu de saison, mais les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute et l’on repartit.

Meaulnes s’approcha de Mlle de Galais dès qu’il la vit sortir et, répondant à ce qu’elle avait dit tout à l’heure :

« Le nom que je vous donnais était plus beau, dit-il.

– Comment ? Quel était ce nom ? » fit-elle, toujours avec la même gravité.

Mais il eut peur d’avoir dit une sottise et ne répondit rien.

« Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis étudiant.

– Oh ! vous étudiez ? » dit-elle.

Et ils parlèrent un instant encore. Ils parlèrent lentement, avec bonheur – avec amitié. Puis l’attitude de la jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle parut aussi plus inquiète. On eût dit qu’elle redoutait ce que Meaulnes allait dire et s’en effarouchait à l’avance. Elle était auprès de lui toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée à terre et qui déjà tremble du désir de reprendre son vol.

« À quoi bon ? À quoi bon ? » répondait-elle doucement aux projets que faisait Meaulnes.

Mais lorsqu’enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour vers ce beau domaine :

« Je vous attendrai », répondit-elle simplement.

Ils arrivaient en vue de l’embarcadère. Elle s’arrêta soudain et dit pensivement :

« Nous sommes deux enfants nous avons fait une folie. Il ne faut pas que nous montions cette fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez pas. » "

À contre-courant de la rentrée littéraire, des prix et tout ça, vous souvient-il de ce livre d'un temps désuet, romanesque, entre fantastique et réalisme ? Je ne l'avais jamais lu et il m'a complètement charmé. Plus envoûtante que prosaïquement romantique, l'histoire inscrit le merveilleux dans lé réel ; elle totalisait à la fin du XXe siècle plus de quatre millions d'exemplaires vendus en format de poche, non loin du "Petit Prince" ; l'ouvrage unique d'Alain-Fournier (1886-1914) est entré à "La PLéiade" en 2020.

Pour aller plus loin, l'étude "Le Grand Meaulnes, un conte bleu réaliste ?" y porte un regard approfondi et le voit comme :
    un roman de terroir 
    un roman autobiographique 
    un roman onirique 
    un roman d'aventures 
    un roman d'adolescence

J'ai eu recours une nouvelle fois à une enchanteresse version audio, discrètement illustrée musicalement ("litteratureaudio.com" - Donneuse de voix : Pomme - 8 heures d'écoute).


17 septembre 2024

Au cœur du cœur

Librio Poésie (2010)

Andrée Chedid (1920-2011) est une poétesse franco-syro-libanaise. Elle a également écrit des romans, des nouvelles, du théâtre et des essais. Ce qui touche en elle est son continuel questionnement sur la condition humaine.

Ces textes ont été choisis, parmi l'œuvre poétique de l'autrice, par Matthieu Chedid (le chanteur "M", petit-fils d'Andrée) et Jean-Pierre Siméon
Leur préface débute comme suit :
« Le dénué d'amour trace partout des cercles dont le centre n'est pas. » Andrée Chedid est toute dans cette formule. De quelque côté qu'on considère sa personne, sa vie, son œuvre, on trouve le même point d'équilibre, l'amour sous ses diverses formes : le lien familial, l'amitié, l'attention à l'autre et cet appétit de la vie qui, malgré l'évidence des malheurs, explique son optimisme têtu. Accueillir la vie, en transmettre la beauté et le désir sans ignorer jamais la part de douleur qu'elle porte, créer du lien donc, c'est le sens de la poésie selon Andrée. 


ERRER 

Elle va       elle va 
La remuante vie
Distançant nos fictions
Devançant tous nos rêves

Tandis que nous errons
D'ébauches en ébauches
Fabriquant sur l'écorce du monde
De frêles abris

Tandis que nous rôdons
Vers l'incernable issue
Mendiants d'éternité
Et de terres mal promises

Les peurs parfois nous déportent
Vers de douteux appuis
Nous enferment parfois
En de sombres bastilles
Sans fenêtres sur l'espace
Sans passage vers autrui.

(Andrée Chedid, 2000)


Prochainement un autre texte poétique de l'autrice.

1 septembre 2024

Bâillonnés

"Un livre fermé et placé sur une étagère
parle par sa reliure avec la même impuissance
désespérée que le prisonnier, les yeux écarquillés,
après qu'on l'a attaché et bâillonné."

Gaston Laforgue 

Cette épigraphe de la nouvelle "Poussières" [p.75] du recueil "Voyage d'hiverde Jaume Cabré est due à un illustre inconnu. Nous dirons donc que Gaston Laforgue est une création de Cabré qui "ne recule devant aucune forgerie" [La Croix]. Ainsi, la piquante métaphore nous contraindra-t-elle à des choix cruciaux lors de nos prochaines visites en bibliothèques ou librairies : quels désespérés libérerons-nous ?

30 août 2024

La beauté de l'art et le tragique

Actes Sud, 2017
Traduit du catalan par Edmond Raillard

Je proposais en mars 2020 le compte rendu du recueil de nouvelles "Quand arrive la pénombre", écrites par Jaume Cabré entre 2012 et 2016. Lecture qui m'avait conduit vers le brillant "Confiteor". 

Après mon plantage avec le roman "Consumés par le feu" (2023), où l'auteur verse dans l'extravagance et l'absurde, je me suis tourné vers le "Voyage d'hiver", nouvelles écrites et remaniées entre 1982 et 2000. J'y ai retrouvé le Jaume Cabré inventif, lucide et désenchanté.

Je pourrais rédiger un billet similaire à celui de "Quand arrive la pénombre", tant les deux recueils de nouvelles présentent des traits communs, comme le mal instrumentalisé et la noirceur des âmes humaines, derrière lesquels œuvre un écrivain ingénieux et quelquefois malicieux. Chez Cabré, au long des nouvelles du même recueil, il arrive que des personnages, œuvres d'art, objets, arias, réapparaissent, de sorte que les textes se font écho :
"Je pensais que j'étais en train d'élaborer un recueil de récits totalement indépendants, car les atmosphères de chaque histoire réclamaient cette indépendance à grands cris. Mais le seul fait de les travailler, pendant ces derniers mois, dans une même durée, m'a permis de voir les fils, certains secrets et d'autres plus évidents, qui les relient tous entre eux." [Jaume Cabré - Épilogue p.288] 

L'écrivain catalan, inquiet des dérives humaines, est un érudit qui trouve un refuge dans l'art. Cet ouvrage montre combien il accorde de la valeur à la musique (Schubert) et la peinture ("Le philosophe" de Rembrandt). Comme si l'implication de l'art mettait un baume sur les drames et vilenies qui sont contés.
Philosophe en méditation - Rembrandt (1632)

Apprécier la saveur des textes de Jaume Cabré implique une inclination, non seulement pour le spleen, comme je l'ai lu dans une critique [Ouest-France], mais pour regarder lucidement la réalité, parfois cruelle et abjecte, des actions humaines, qu'elles soient délibérées ou accidentelles. 

Pour décrire la teneur de ces quatorze textes, je renvoie vers Marie-Pierre Fiorentino ("La Cause Littéraire") qui en donne un élégant aperçu

Un des fils rouges du livre est le "Winterreise" D.911 [Voyage d'hiver] de Franz Schubert, cycle posthume de 24 lieder pour piano et voix, inspiré d'un livre de poèmes de Wilhem Müller au titre éponyme
Ian Bostridge, ténor anglais, a écrit "Le voyage d'hiver de Schubert" (2021) où il dissèque cette œuvre du compositeur autrichien dont il est un interprète majeur. 
On rencontre encore une biographie de Schubert intitulée "Voyage d'hiver", dont un improbable Gaston Laforgue serait l'auteur, mais je devine une farce de Cabré, qui attribue même à ce quidam l'épigraphe de la nouvelle "Poussière". [Extrait à venir]
Dans "Deux minutes", un protagoniste fredonne un fragment d'on ne sait quel lied de Winterreise. 
Dans le texte éponyme "Winterreise", Zoltán Wesselényi pleure en écoutant son amour Margherita chanter "Gutte Nacht", premier lied du cycle D.911.

Dans l'Épilogue, Jaume Cabré expose la genèse de son travail, assortie de pénétrantes réflexions :
"Les personnages des nouvelles, comme leurs histoires, se fondent beaucoup sur ce qu'on n'a pas pu dire d'eux, mais qui est là." [p.288]
L'écriture est soigneusement élaborée et demande de ne sauter ni mot ni ligne sous peine de perdre les traces semées par l'auteur. Pour ces mêmes raisons, il vaut mieux lire les nouvelles dans l'ordre du livre.

Dans un article de "En attendant Nadeau", Albert Bensoussan esquisse une analogie entre "la musique qui, à l’aube de Johann Sebastian, ne fut qu’un thème et ses variations" et la littérature avec "un sujet et ses multiples réfractions dans le cristal du récit". Bensoussan considère que les contrepoints de Cabré imposent cette conception musicale du texte dans "Voyage d'hiver" : 
"Est-ce un recueil de nouvelles, comme nous le dit l’épilogue, ou un roman polyphonique ? Les histoires se situent en divers lieux et temps, mais sous divers masques s’impose la récurrence des personnages et d’un même drame : la mutilation et l’humiliation, la frustration et l’échec, l’impuissance et la mort pour prix de la vie."

18 août 2024

Infernale séductrice

[Clic pour agrandir]
Litteratureaudio.com

Traduction : Vincent de l'Épine

Ce court roman de Jane Austen (1775-1817) est tout en finesse psychologique et il brocarde avec esprit la bien-pensante société de son époque. Elle l'écrivit vers 1793-94, soit à 18 ou 19 ans, avec une maturité qui annonce ses grands romans. Recopié au net, "Lady Suzan" ne lui plut sans doute pas assez pour le publier. Il ne le sera pas avant 1871. Le roman comprend 41 lettres issues de sept personnages ; un rapide épilogue baptisé "Conclusionfait écrire à plusieurs commentateurs que la fin du récit est bâclée. Cette conclusion, dont le style se distingue en effet des lettres elles-mêmes, livre le devenir des protagonistes et débute comme suit :
"Cette correspondance, à la suite d’un rassemblement de certaines des parties, et de la séparation des autres, ne pouvait pas, au grand détriment des recettes de la poste, se poursuivre plus longtemps. [...] ".
"Les liaisons dangereuses" de Choderlos de Laclos était paru avec succès dix ans avant l'écriture de "Lady Suzan". Jane Austen perçut-elle néanmoins les limites du roman épistolaire ?

La très charmante Lady Suzan Vernon, 35 ans, veuve depuis peu, vit dans la famille Mainwaring qu'elle finit par ébranler, séduisant à la fois son hôte puis le potentiel gendre – qu'elle considère pourtant comme un imbécile – de ce dernier. Puis Lady Suzan trouve refuge chez son frère et sa belle-sœur, un couple dont elle tenta d'empêcher le mariage. Elle se met en tête de conquérir le petit frère de Mrs Vernon, la belle-sœur ennemie : il s'agit de Réginald de Courcy, de douze ans son cadet, un bon parti. 
Une demoiselle encombre toutefois notre Lady, sa fille Frederica, "cette horrible fille qui est la mienne", qu'elle n'aime pas et néglige. Elle tente de la marier à Sir James Martin – l'imbécile cité plus haut – pour s'en débarrasser. 
Qui Lady Suzan finira-t-elle par épouser ? Se contentera-t-elle jamais d'un second choix ? Et sa fille ?

Dans un récit épistolaire, chaque lettre doit avoir un style cohérent avec le personnage qui l'écrit. La très jeune Jane Austen a la maîtrise qui tourne cette contrainte à son avantage. Le tout est très naturel et n'exclut pas la causticité.
"Oh, combien il était délicieux de suivre les changements de sa physionomie tandis que je parlais! De voir cette lutte entre la tendresse qui revenait et ce qui restait de son courroux ! C’est plutôt agréable d’avoir une sensibilité aussi malléable : non que je la lui envie, non que je voudrais, pour l’amour du ciel ! être comme lui, mais c’est bien pratique quand vous voulez influencer les passions des autres. […]. Mais aussi humble qu'il soit devenu, je ne puis cependant pas lui pardonner cet accès d’orgueil, et je me demande si je ne vais pas le punir en le congédiant juste après cette réconciliation, ou en l’épousant afin de le torturer toute sa vie." [Lettre XXV de Lady Suzan à Mrs. Johnson]
J'ai opté pour une version audio du roman, disponible gracieusement sur "Littératureaudio.com". La traduction n'est pas du spécialiste et traducteur attitré de Jane Austen, Pierre Goubert. Les donneurs de voix produisent une excellente interprétation.

Le portrait bien choisi par "littératureaudio.com" est
celui de Gertrude Agnew-Vernon achevé en 1892
par John Singer Sargent.


La plupart des informations de ce compte rendu ont trouvé leur source dans "Lire Magazine Littéraire" de septembre 2021 et sur Wikipédia.

10 août 2024

Liège, une chanson mélancolique

"1988, le chauffeur a allumé la radio, c'est l'heure du journal parlé, le bus 3 vient de passer au pied de la passerelle qui mène en Outremeuse et s'en va vers le terminus, place de la République française, le musicien de jazz Chet Baker est mort à Amsterdam, dit la voix, je ne sais pas qui est Chet Baker, je ne sais d'ailleurs rien sur rien, et commence «My Funny Valentine», une corde de basse en do mineur puis la voix de Chet Baker, triste et fragile, couverte d'un voile de brume, et vacillante quand, de justesse, elle accroche des aigus délicats. Cette voix emplit la cabine, couvre le moteur, couvre le bruit de la pluie sur les vitres, la radio crache un son déconstruit par les interférences, mais cette voix, la voix de Chet Baker, surnage. Mon souvenir est flou, peut-être l'ai-je un peu reconstruit, et sans doute se mêle-t-il à un autre, plus tardif de trois ou quatre années, où dans le même bus, au même endroit, j'écoute au casque sur mon walkman une cassette sur laquelle j'ai mis, bout à bout, des chansons puisées dans mes goûts épars, que je connais par cœur au point, parfois, de ne plus les entendre, et en passant au pied de la passerelle, dans le bus, dans le soir humide et désespérant de l'hiver, le volume poussé au maximum, à cet endroit précis, résonne la même corde de basse et la voix de Chet Baker, et la pluie, et le vent, you look so laughable, unphotographable, dans ma mémoire les deux moments se confondent en un seul, le velours beige de la voix de Chet Baker enveloppe la ville, recouvre les pierres de taille grises et mouillées des façades, les vitrines éclairées des magasins, les échoppes en toile des fleuristes de la place, alors, en descendant de l'autobus, rincé sous ma capuche par la pluie pesante, j'ai la sensation première que cette musique suinte des briques, des interstices entre les pavés, que la ville, partout, régurgite le son bleu d'un cuivre, cette ville sombre et froide émergée de l'eau éternelle, so laughable, unphotographable, presque une caricature, le jazz et la pluie, la nuit tombée, le col relevé de la veste, la voix smooth de Chet Baker comme une bande originale de la ville."
Philippe Marczewski - "Blues pour trois tombes et un fantôme" (2019)

 

"My Funny Valentine" par Chet Baker (1954)

 Ma drôle Valentine

Ma douce et amusante Valentine
Tu fais sourire mon coeur

Ton physique est ridicule
Tu n'es pas photogénique
Mais tu es mon œuvre d'art préférée

Es-tu moins parfaite qu'une déesse grecque ?
As-tu la bouche un peu fragile ? 
Lorsque tu l'ouvres pour parler
Es-tu intelligente ?

Mais ne change pas d'un cheveu pour moi
Pas, si tu m'aimes
Reste ma petite Valentine, reste

Chaque jour sera le jour de la saint-Valentin 

6 août 2024

Bernhard : férocité et sensibilité

Traduit de l'allemand
par Jean-Claude Hémery


Thomas Bernhard (1931-1989), écrivain autrichien que je n'avais jamais lu, est un misanthrope à l'écriture féroce pour décrire le monde et la société autrichienne en particulier. Souffrant très jeune d'une maladie pulmonaire, il rédige des premières poésies lors de ses hospitalisations. En 1950 il rencontre Hedwig, de 35 ans son aînée, qui devient sa compagne et amie. Il l'appelle son être vital. Le succès de "Gel", son premier roman, lui permet d'acheter une ferme en Haute-Autriche. Opéré plusieurs fois des poumons, son état est jugé incurable, mais il survit au-delà les prévisions du corps médical. Être instable, tantôt compagnon cordial, tantôt fermé à tout, Bernhard écrit des pièces de théâtre qui donnent lieu à des scandales politiques. Un écrivain insupportable, disent certains, d'autres le trouvent fascinant.
[Note sur le titre. La généalogie des Wittgenstein est complexe et j'ai peine à y voir clair. L'important est de savoir que, dans "Le neveu de Wittgenstein", le personnage Paul  l'ami du narrateur/auteur Bernhard – est le petit-fils de l'industriel Paul Wittgenstein (1842-1928), et fils de Paul Karl "Carletto" (1880-1948). Ce dernier était le cousin du fameux philosophe Ludwig Wittgenstein (1889-1951), connu pour son "Tractatus logico-philosophicus". Ceci atteste que "Le neveu de Wittgenstein", considéré comme un roman, ne s'inspire pas de l'amitié pour un neveu du célèbre philosophe, mais plutôt pour le fils d'un des cousins de ce dernier.
Pour être complet, Thomas Bernhard a écrit en 1984 la pièce "Déjeuner chez Wittgenstein" dans laquelle il s'inspire de ses liens avec un autre Paul Wittgenstein (1887-1961), pianiste, frère du philosophe Ludwig.] 
Revenons au Paul concerné dans "Le neveu de Wittgenstein" (1982), un individu excentrique, qui doit être régulièrement interné et qui noue une amitié profonde avec le narrateur – un "je" qui ressemble tant à Thomas Bernhard que "Le neveu de Wittgenstein" peut être rattaché aux récits dits autobiographiques. Les deux hommes se retrouvent dans un hôpital viennois, l'un dans le pavillon des maladies pulmonaires, l'autre, Paul, dans le pavillon de psychiatrie. Au fil de leurs rencontres, ils voient du même œil des sujets variés, de l'art, la politique, les prix littéraires, jusqu'à la solitude, la vie et la mort, et cela conforte leur ententeLe fait d'être voisins, isolés dans la maladie, a contribué, pour l'un et l'autre, à une prise de conscience de la valeur et du caractère unique du lien qui l'unit à l'autre.
"Après de nombreuses années d'abstinence involontaire en matière d'amitié, voici que j'avais tout à coup un vrai ami qui comprenait jusqu'aux escapades les plus folles de ma tête, pourtant bien compliquée et pas facile à suivre, [...] " [p.35]
On peut s'étonner qu'un écrivain acrimonieux et mordant écrive le roman d'une amitié. Ce récit un peu fou, touchant et drôle, dépeint deux hommes atteints par le dégoût du monde et des autres, par des délires hypocondriaques et des alanguissements cycliques. L'ultime folie est que leurs accointances atrabilaires, leur connivence, donnent un sens à leur vie et, de cela, le récit tient son humanité. Il arrive aussi que leur complicité débouche sur des anecdotes d'une drôlerie extraordinaire.

Tomas Bernhard, dans le désarroi lorsque Paul décline, s'abandonne à l'évocation d'une part obsessionnelle de lui-même : la peur de la mort.
" [...] je me suis dit que peut-être dans toute ma vie je n'avais pas eu un meilleur ami que lui, qui, dans son logement, juste au-dessus de moi, était sûrement obligé de garder le lit, dans un état pitoyable, et que je n'allais plus voir, de peur, en réalité, d'être confronté directement avec la mort.[p.130]

Par la suite, il s'est fait que "Mes prix littéraires" (2009) m'est venu dans les mains au rayon littérature allemande traduite. J'ai enchaîné avec cet autre texte autobiographique, paru après le décès de l'auteur en 1989.
Écrit d'une plume acérée et ironique, avec une apparente désinvolture, Bernhard, à travers ses propres expériences, interroge la nature de l'industrie littéraire et la vanité des distinctions honorifiques. L'écrivain suscite des réactions scandalisées lors de ses frasques aux remises de prix. Provocant et désopilant.

Traduit de l'allemand
par Daniel Mirsky

"Thomas Bernhard doit le génie de son écriture à son père qu'il n'a jamais connu, à sa mère qui le maltraitait, à la figure tutélaire que fut son grand-père, aux éducateurs nazis et catholiques qui l'ont opprimé, à la pleurésie purulente contractée à dix-huit ans qui aurait dû l'emporter [...] " Ce passage de la quatrième de couverture de "Thomas Bernhard : Une vie sans femmes" (Pierre de Bonneville) me paraît constituer une conclusion appropriée à ce compte rendu.

26 juillet 2024

La der des ders pour les jeunes

Illustrations de Édouard Groult

Merci aux éditions Sedrap qui, sollicitées par Babelio, ont prestement corrigé leur distraction (voir billet du 17 juin) et me permettent de vous proposer un compte rendu de "Petit-Jean des poilus" de Michel Piquemal (Masse Critique Jeunesse de mai).

Le livre est dédié à Louis Pergaud, l'auteur de "La guerre des boutons", fauché en 1915 par la Grande Guerre. Le livre, destiné aux 8-12 ans, comporte deux parties. 

D'abord l'histoire de Jean, dix ans, qui loge avec sa grand-mère à quelques kilomètres du front. Des soldats sont envoyés en repos au village pour quelques jours, dont un sergent, Monsieur Jean, qui reçoit l'hospitalité dans leur demeure. Jean lui laisse son lit et dort avec sa grand-mère. Le père du gamin est mort peu après sa naissance, de sorte que l'amitié avec ce brave poilu le comble de bonheur. Les voyant tout le temps ensemble, on finit par surnommer le garçon Petit-Jean. Puis retour au front... De nouveau au repos, fatigué et amaigri... Au front encore... Vous devinez la suite.

La seconde partie du recueil reprend quelques lettres, correspondance de soldats avec leurs proches. Il est pénible de lire les intarissables espérances de gens qui s'attendent et qui furent vaines, la faute à un tir ennemi, une explosion d'obus ou des gaz létaux.
Extrait de lettre : Josette à son mari Émile Louis D. (28 juin 1916)
[...] 
Mon amour, quand seras-tu à mes côtés, quand aurai-je le bonheur sans égal d'avoir mon tant Aimé ? Il me tarde. Que je languis, mon chéri !
Bonsoir, à demain, j'ajouterai à cette lettre un petit mot. Reçois tout mon cœur dans un long baiser. Grosses bisettes de ton lutin. Ta grande chérie qui t'aime.
[Mot ajouté]
Le 29 juin 1916, 7 heures et demie
Reçois de Pierrot et de ta femnotte beaucoup de bisettes. Nous ne t'oublions pas un seul instant et nous joignons toute notre tendresse. Ta tienne Josette. 
[Émile Louis mourra au combat en août 1917, sans savoir revu Josette et Pierrot.]
Porte-plume réalisé dans les tranchées avec des douilles.

Un livre soigné (petit format carré, feuilles satinées, reliure solide), conçu pour expliquer et transmettre aux plus jeunes le souvenir de cette guerre, dont on disait, à l'Armistice de 1918, qu'elle était la dernière des dernières.