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Les Éditions de l'Observatoire 2024 -149 pages |
Le titre de ce compte rendu est une phrase de Jankélévitch qu'il lançait à ses étudiants : en fait, il s'agit du Carpe Diem du "Cercle des poètes disparus" où le professeur de littérature d'un collège, Keating, montre à ses élèves les photos de classe des générations précédentes. Le but est de leur faire se poser la question : ces jeunes gens, morts maintenant, ont-ils saisi la chance qui leur était offerte ? Et ont-ils choisi leur vie en toute liberté ou au contraire, celle-ci était-elle dessinée à l'avance ? Sommes-nous libres de faire notre route comme nous le voulons, malgré tout ce qui la façonne, les déterminismes tels que le milieu et l'époque, la famille avec son histoire, l'hérédité, la santé, le régime politique, etc. ?
La réponse est nette pour Marianne Chaillan, elle se résume dans une proposition en fin d'essai : "Nous persuader que nous sommes libres, au sens où il nous appartiendrait du fait d'une volonté indéterminée d'écrire notre histoire, c'est faire de nous un bouffon pétri d'orgueil, [...]." [p.142]
Cependant, et c'est toute la force de l'essai qui contourne le constat précédent, Marianne Chaillan nous invite à apprécier la vie en cheminant sur le fil des décisions avec les cartes que nous avons en main et nous explique comment les redistribuer en introduisant la notion d'identité narrative.
À cette fin, elle recourt à des penseurs, depuis les Stoïciens à Sartre, en passant par Spinoza et d’autres philosophes, ainsi qu'à des épisodes de sa propre vie.
L'essai comporte quatre parties que suit une brève conclusion.
- La force du destin
- La force de la volonté
- La force des choses
- Les chemins de la liberté
1. TOUT EST-IL DÉJÀ ÉCRIT ?
À la manière des tragédies grecques, tout serait écrit à l'avance par la force du destin : Œdipe tuera son père et épousera sa mère, Antigone mourra pour vouloir affronter son oncle qui refuse d'enterrer son frère. Comment se réjouir d'avoir pour seul horizon d'action celui d'accepter ce que le sort nous réserve ?
Il s'agit du concept stoïcien de liberté. Le stoïcien coopère à l'événement qui survient et combat tout ce qui, en lui, s'y oppose, telles ses passions et ses préférences. Nous ne serions donc pas auteurs, mais acteurs de notre vie. "La liberté n'est pas le libre-arbitre, mais seulement la capacité à consentir au destin", écrit Chaillan dans cette optique.
Cela paraît révoltant d'accepter son sort, surtout s'il est défavorable.
Néanmoins, ne devrions-nous pas pressentir, dès ce moment de l'exposé, que consentir libère et le refus aliène ?
2. NOUS FAISONS LIBREMENT NOTRE VIE
Aristote explique que de deux événements qui peuvent se produire, mettons A " l'enfant Untel sur la photo de classe divorcera " et B " l'enfant Untel sur la photo de classe ne divorcera pas ", seul l'un aura lieu. A ou B, mais pas A et B.
Pour les détracteurs du libre arbitre, l'un des deux aura lieu, selon le principe du tiers exclu, et bien que ne sachant pas à l’avance lequel, l'avenir est écrit, puisque l’un des deux est nécessaire.
Erreur s'écrie Aristote : l'une des deux propositions aura lieu, donc l'une des deux seulement est vraie : les choses à venir renferment la puissance d'être ou ne pas être, indifféremment. [p.51]
Kant considère que l'homme n'est pas déterminé, comme les choses de la nature, par des causes extérieures : il choisit d'agir ou non en vertu de tel motif qui lui paraît préférable. L'humain échapperait donc à l'ordre de la nature, tels orages, tremblements de terre, tsunamis, etc. entièrement déterminés par des causes, il agirait en fonction de fins qu'il se donne.
Pour Sartre ("l'existence précède l'essence") : "L'important n'est pas ce que nous faisons de nous, mais ce que nous faisons de ce qu'on a fait de nous". Notre situation, quelle qu'elle soit, est neutre, tout dépend du projet que nous formons. Nous voici radicalement en opposition avec la thèse déterministe qui préconise que l'on n'a aucunement la liberté absolue de son vouloir, comme on l'a lu au point 1.
Ainsi, pour Sartre, de façon peu rassurante, nous sommes seuls, sans excuses, sans repères, condamnés à être libres, à nous inventer nous-mêmes : merveilleux, mais terrifiant et épuisant !
3. NOUS SOMMES « AGIS » PLUTÔT QUE NOUS AGISSONS
Ce chapitre s'ouvre sur un volet sociologique au-dessus duquel trône le magistral mot d'Antonin Artaud " La vie, toute la vie est un coup monté ". [p.89-90]
Au plan social, les individus marseillais (l'autrice est née à Marseille) vivant à La Castellane (cité pauvre du nord) ou à proximité de la place Castellane (quartier favorisé), ne se voient pas offrir au départ les mêmes options pour mener leur vie. [p.73]
Certains prétendent, Sartre à l'appui, qu'un Zidane est la preuve du contraire, de même que certains rappeurs du quartier nord qui ont réussi leur parcours.
D'autres, convoquant Marx, montrent que le quartier de naissance est un facteur déterminant.
Pour le sociologue français Durkheim, que nous soyons père, frère époux ou citoyen, nous effectuons des devoirs définis en dehors de nous. S'ils sont parfois en accord avec nos véritables désirs, ils existent objectivement à l'extérieur, car procurés par l'éducation. Des actes semblant relever des décisions les plus individuelles, suicide, mariage ou divorce, faire l'amour, avoir un enfant participent de cette injonction sociale dont nous n'avons pas conscience, explique l'autrice, se référant toujours à Durkheim. [p.81-82]
Suivant les analyses d'Heidegger, le "je" est en vérité un "on", comme l'extrait du 14 août l'expose. [p.83-84]
De même, selon Freud, nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes et ne faisons pas ce que nous voulons : "Le moi n'est pas maître dans sa propre maison". [p.87]
De nouvelles forces sont à l'œuvre pour amoindrir encore notre capacité à agir librement : les algorithmes d'Internet nous orientent, nous assistent, voire décident pour nous. [p.88]
Spinoza nous fait aller plus loin : un coup de pied dans une pierre déterminera, selon sa force, la distance et la vitesse du parcours de la pierre. Celle-ci se croira très libre dans son mouvement, persuadée qu'elle agit de son plein gré et sans contrainte extérieure. Les humains qui se croient libres sont semblables à cette pierre. [p.94-95]
Une notion essentielle chez Spinoza est le préjugé finaliste (voir partie 4 ci-dessous) : les humains pensent être les véritables auteurs de leur vie. En réalité, ils croient, à tort, désirer une chose parce qu'ils la jugent bonne alors qu'il la juge bonne parce qu'ils la désirent. Il n'est guère aisé de se libérer de cela. [p.101]
4. LE CRÉPUSCULE DU LIBRE ARBITRE
D'abord, un exemple simple cité par Marianne Chaillan. Un de ses élèves assurait avoir choisi librement ses cours de spécialité, Histoire et Philo, au regard de son objectif d'étude tout aussi librement fixé, à savoir Sciences Po. Il ne s'interrogeait cependant pas sur son choix de faire Sciences Po. Il finit par concéder que son père, qu'il admirait beaucoup, avait étudié dans cette institution renommée, cause inconsciente de son désir. Pour reprendre Spinoza, l'élève se dit libre parce que conscient de son vouloir et de son désir, mais ignorant tout des causes qui le poussent à ce vouloir et ce désir. [p.108-109]
"Au lieu de chercher le « ce par quoi » ou le « ce à la suite de quoi », nous agissons, nous recherchons le « ce en vue de quoi »." [p.108]
Le préjugé finaliste alourdit encore l'idée inadéquate que nous avons de nous-mêmes. Calqué sur notre fausse idée de vouloir libre, qui aurait une fin, nous croyons que la nature a elle aussi son but. Pieux ou non-croyants auxquels arrivent des catastrophes naturelles, se réfugient dans la pensée d'un vouloir libre qu'on nomme destin, providence, Dieu, Histoire, etc. En vérité, "la nature n'a pas de fin qui lui soit prescrite et les causes finales ne sont que des fictions humaines", affirme Spinoza dans "Éthique". [p.110]
Spinoza rompt le lien entre volonté et liberté. La volonté est une fiction qui engendre un paradoxe où l'on enferme la question de la liberté : soit la volonté existe comme cause totale de l'action, dès lors, comment est-ce possible dans un monde déterminé ? Soit elle obéit aux lois de la nature et on élimine la possibilité de la liberté. [p.111-112]
Pourtant, Spinoza, lui qui renvoie dos à dos partisans de la fatalité et tenants du libre arbitre, ne renonce pas à la liberté ! Il nous montre comment gagner en liberté au sein de notre servitude. Nous avons en nous un élan vital (conatus) : il s'agit d'augmenter cette puissance en nous élevant autant que possible depuis l'ignorance, qui nous livre à la force des affects, vers une sagesse qui exploite l'intellect.
Comment ?
D'abord se débarrasser du concept de libre arbitre.
Puis comprendre que tout advient nécessairement et connaître les causes qui déterminent ce qui arrive. Cela nous débarrasse de toutes les passions nées de la croyance en la contingence. Voilà l'instrument de notre libération : comprendre la nécessité, ce nœud infini des causes. "Ne pas rire, ne pas déplorer, ne pas détester, mais comprendre", formula Spinoza. [p.114-115]
Exprimé autrement, en paraphrasant Gilles Deleuze, notre élan vital fluctue selon la compréhension que nous faisons de ce qui nous arrive. Lorsqu'en proie à des illusions, nous imaginons des explications erronées à ce que nous traversons, cela nous peut nous entraîner dans une spirale de passions tristes : ressentiment, colère, jalousie... d'où une existence aliénée. En revanche, comprendre la nécessité à l'œuvre dans ce que nous vivons, libère des passions tristes et augmente la puissance de notre élan vital. Nous sommes plus actifs, tout en restant dans le déterminisme dont nous ne pouvons nous extraire. Notre vie atteint de la sorte son plus haut degré de liberté. [p.120]
Ayant substitué l'idée de liberté à celle de libre-arbitre, l'essai substitue ensuite celle d'identité narrative à celle d'identité substantielle – c-à-d l'ensemble non figé de nos caractéristiques psychologiques et de nos expériences.
Le sujet substantiel permanent est une illusion, mais on peut tout de même concevoir quelqu'un qui est constitué par l'histoire qu'il se raconte à lui-même sur lui-même. Les vies humaines gagnent en unité lorsqu'elles sont interprétées dans un récit.
Il s'agit de repriser les fils de notre histoire, créant des points, coutures, sutures nouvelles et par le récit qu'on en fait, les unifier en l'histoire de notre vie. Nous nous constituons à travers le récit.
L'identité narrative permet de se référer à soi-même non pas en tant que de l'identique perdurerait à travers toutes les altérations, mais en ceci que nous pouvons répondre de nous par-delà toutes ces altérations.
Le moi permanent, dit substantiel, est une fiction, le moi de l'identité narrative, une œuvre de fiction. Qui suis-je ? Le personnage du récit que je tisse de ma vie. [p.127-128]
"Écrire sa vie" est un petit livre tonifiant, d'une belle clarté, à ne pas manquer.
Je donne cinq étoiles à cet essai, pour sa qualité, mais aussi grâce au fait que je me suis tenu éloigné de la philosophie pragmatique ces derniers temps et cet opus lumineux me la fait redécouvrir avec bonheur.
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Pour les Belges, RTBF Auvio, à travers l'émission " Par ouï-dire ", propose un podcast où s'exprime Marianne Chaillan à propos de"Écrire sa vie".
À suivre prochainement, une référence à Annie Ernaux, reprise dans cet essai, à propos de l'identité narrative.