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Le Livre de Poche, 2009 (178 pages) |
Ivette (1158-1228), dite aussi Juette, vivait à Huy, petite ville belge sur la Meuse, à une trentaine de kilomètres en amont de Liège. L'abbaye de Floreffe, où elle repose aujourd'hui, se situe à 40 kilomètres de Huy, sur la Sambre qui conflue avec la Meuse à Namur.
Me plonger dans l'histoire médiévale sur les traces d'une sainte laïque n'est pas dans mes habitudes de lecture, mais les débats historiques intenses qu'elle suscite m'ont poussé à approcher cette insoumise, outre le fait que le roman reçut maints éloges. Après quelques pages, j'ai été saisi par la plume sobre et poétique de Clara Dupont-Monod : Le Temps évoque "un style gracieux, elliptique et sensuel à la fois" ; La Libre écrit "tout d'ardeur d'âme, ce livre est œuvre de poète"
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L'autrice présente le récit en alternant les monologues de Juette et de son confident, le jeune chanoine Hugues de Floreffe, captivé par cette personnalité animale, secrète, rêveuse : "Juette l'ignore, mais elle me montre l'essentiel de la religion : cette part d'enfance qu'il faut porter en soi pour se montrer confiant et s'en remettre à une puissance supérieure".
Juette rêve de légendes, de chevaliers qui sont pour elle des apôtres, de scènes de bataille, de toutes choses qu'elle nomme "ses histoires", qui semblent remonter de la Meuse vers sa demeure, à côté de l'église Saint-Mengold. Elle aime s'asseoir sous un arbre, pieds nus, les yeux rivés aux diamants scintillants du soleil sur le fleuve. Élevée dans une discipline qui vise à faire d'elle une bonne épouse, presque recluse déjà, elle est rétive aux matinées de couture, à sa mère austère qui l'examine, palpe ses membres maigrichons et la lave à seaux d'eau.
À 13 ans, elle est mariée à un homme qu'elle ne connaît pas, qui la dégoûte, pour lequel elle doit ouvrir les jambes à la concupiscence puis au passage d'un enfant sans vie. Elle souhaite la mort de son mari dont elle eut finalement deux enfants. Un matin, elle le trouve froid et raide à ses côtés.
Elle refuse un second époux et est emmenée par son père devant le Prince-Évêque de Liège qui accepte néanmoins de la laisser vivre librement, selon son choix.
Elle se consacre, suivant les conseils de son père, à l'éducation de ses fils, mais avant tout aux soins des lépreux et au bien-être spirituel de sa communauté de femmes. Elle possède un don de conseil et d’écoute exceptionnel. Pour elle, la foi compte plus que la religion. La haine des hommes "qui ouvrent le corps des femmes" et du clergé opulent et corrompu, son combat mental avec le démon l'amènent à vivre en ermite, recluse dans une léproserie en bord de Meuse.
"Je sais qu'en ville les détracteurs sont aussi nombreux que ses admirateurs. J'ai déjà entendu des groupes railler ses « extases ». Ce qu'ils ne savent pas, c'est que Juette n'a plus peur. Et après ? La folie est une paix comme une autre." [propos de Hugues]
L'histoire d'Ivette de Huy s'inscrit dans la lutte de l'Église romane catholique, aux 12e et 13e siècle, contre les hérésies, le mouvement vaudois, le catharisme et les communautés dissidentes comme celle que l'insoumise rassembla autour d'elle, avec ses visions et ses transes. Elle échappa toutefois aux persécutions du clergé.
Le récit de sa vie, parvenu intact jusqu'à nous, a été écrit par le religieux Hugues de Floreffe, le confident et ami.
Roman d'une grande richesse qui en dit beaucoup sur les mœurs de l'époque et qui offre, dans un écrin poétique et féministe, un vif portrait de femme.
Au plan purement historique, on peut se référer à "Dames du XIIe siècle" de Georges Duby. L'évêque de Liège actuel, Jean-Pierre Delville, a consacré une conférence aux saintes hutoises en 2023.
En couverture : Élisabeth de Hongrie par Marianne Stokes (1895)