31 août 2025

Identité narrative

En exergue de son récit "Le jeune homme", Annie Ernaux écrit : "Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu'à leur terme, elles ont été seulement vécues.Elle explicitera sa pensée sur le plateau de "La Grande Librairie" : les choses nous traversent, explique-t-elle ; pour qu'elles existent, elles doivent être écrites, passer dans cette forme-là. Sans cela, on ne comprend pas vraiment sa propre vie. Et encore cela ne suffit pas, ajoute-t-elle, car les ouvrages n'épuisent pas le vécu. Le temps continue de modifier les choses et transforme notre vision sur notre propre histoire pourtant déjà narrée. Ainsi, ses livres déjà écrits, elle ne pourrait pas aujourd'hui les écrire de la même manière. Même s'il y a des récurrences, même si d'œuvre en œuvre, elle revient sur certains événements, elle raconte différemment. L'identité narrative n'est jamais totalement stable ou définitive. Mais, dans son activité, elle fait jaillir le moi. [p.131]

Marianne Chaillan - "Écrire sa vie" (2024)

Le Journal de Montréal (Photo Adobe Stock)


29 août 2025

Ne manquez pas votre unique matinée de printemps

Les Éditions de l'Observatoire
2024 -149 pages

Le titre de ce compte rendu est une phrase de Jankélévitch qu'il lançait à ses étudiants : en fait, il s'agit du Carpe Diem du "Cercle des poètes disparus" où le professeur de littérature d'un collège, Keating, montre à ses élèves les photos de classe des générations précédentes. Le but est de leur faire se poser la question : ces jeunes gens, morts maintenant, ont-ils saisi la chance qui leur était offerte ? Et ont-ils choisi leur vie en toute liberté ou au contraire, celle-ci était-elle dessinée à l'avance ? 

Sommes-nous libres de faire notre route comme nous le voulons, malgré tout ce qui la façonne, les déterminismes tels que le milieu et l'époque, la famille avec son histoire, l'hérédité, la santé, le régime politique, etc. ?
La réponse est nette pour Marianne Chaillan, elle se résume dans une proposition en fin d'essai : "Nous persuader que nous sommes libres, au sens où il nous appartiendrait du fait d'une volonté indéterminée d'écrire notre histoire, c'est faire de nous un bouffon pétri d'orgueil, [...]." [p.142]

Cependant, et c'est toute la force de l'essai qui contourne le constat précédent, Marianne Chaillan nous invite à apprécier la vie en cheminant sur le fil des décisions avec les cartes que nous avons en main et nous explique comment les redistribuer en introduisant la notion d'identité narrative.
À cette fin, elle recourt à des penseurs, depuis les Stoïciens à Sartre, en passant par Spinoza et d’autres philosophes, ainsi qu'à des épisodes de sa propre vie. 

L'essai comporte quatre parties que suit une brève conclusion.
  1. La force du destin
  2. La force de la volonté
  3. La force des choses
  4. Les chemins de la liberté

 

1. TOUT EST-IL DÉJÀ ÉCRIT ?

À la manière des tragédies grecques, tout serait écrit à l'avance par la force du destin : Œdipe tuera son père et épousera sa mère, Antigone mourra pour vouloir affronter son oncle qui refuse d'enterrer son frère. Comment se réjouir d'avoir pour seul horizon d'action celui d'accepter ce que le sort nous réserve ?
Il s'agit du concept stoïcien de liberté. Le stoïcien coopère à l'événement qui survient et combat tout ce qui, en lui, s'y oppose, telles ses passions et ses préférences. Nous ne serions donc pas auteurs, mais acteurs de notre vie. "La liberté n'est pas le libre-arbitre, mais seulement la capacité à consentir au destin", écrit Chaillan dans cette optique. 
 
Cela paraît révoltant d'accepter son sort, surtout s'il est défavorable. 

Néanmoins, ne devrions-nous pas pressentir, dès ce moment de l'exposé, que consentir libère et le refus aliène ?

2. NOUS FAISONS LIBREMENT NOTRE VIE

Aristote explique que de deux événements qui peuvent se produire, mettons A " l'enfant Untel sur la photo de classe divorcera " et B " l'enfant Untel sur la photo de classe ne divorcera pas ", seul l'un aura lieu. A ou B, mais pas A et B. 
Pour les détracteurs du libre arbitre, l'un des deux aura lieu, selon le principe du tiers exclu, et bien que ne sachant pas à l’avance lequel, l'avenir est écrit, puisque l’un des deux est nécessaire.
Erreur s'écrie Aristote : l'une des deux propositions aura lieu, donc l'une des deux seulement est vraie : les choses à venir renferment la puissance d'être ou ne pas être, indifféremment. [p.51]

Kant considère que l'homme n'est pas déterminé, comme les choses de la nature, par des causes extérieures : il choisit d'agir ou non en vertu de tel motif qui lui paraît préférable. L'humain échapperait donc à l'ordre de la nature, tels orages, tremblements de terre, tsunamis, etc. entièrement déterminés par des causes, il agirait en fonction de fins qu'il se donne.

Pour Sartre ("l'existence précède l'essence") : "L'important n'est pas ce que nous faisons de nous, mais ce que nous faisons de ce qu'on a fait de nous". Notre situation, quelle qu'elle soit, est neutre, tout dépend du projet que nous formons. Nous voici radicalement en opposition avec la thèse déterministe qui préconise que l'on n'a aucunement la liberté absolue de son vouloir, comme on l'a lu au point 1.

Ainsi, pour Sartre, de façon peu rassurante, nous sommes seuls, sans excuses, sans repères, condamnés à être libres, à nous inventer nous-mêmes : merveilleux, mais terrifiant et épuisant !

3. NOUS SOMMES « AGIS » PLUTÔT QUE NOUS AGISSONS

Ce chapitre s'ouvre sur un volet sociologique au-dessus duquel trône le magistral mot d'Antonin Artaud " La vie, toute la vie est un coup monté ". [p.89-90]

Au plan social, les individus marseillais (l'autrice est née à Marseille) vivant à La Castellane (cité pauvre du nord) ou à proximité de la place Castellane (quartier favorisé), ne se voient pas offrir au départ les mêmes options pour mener leur vie. [p.73]
Certains prétendent, Sartre à l'appui, qu'un Zidane est la preuve du contraire, de même que certains rappeurs du quartier nord qui ont réussi leur parcours.
D'autres, convoquant Marx, montrent que le quartier de naissance est un facteur déterminant. 
Pour trois transclasses tels Zidane, Annie Ernaux ou la philosophe Chantal Jacquet, il y aurait sept vies médiocres. [p.80]

Pour le sociologue français Durkheim, que nous soyons père, frère époux ou citoyen, nous effectuons des devoirs définis en dehors de nous. S'ils sont parfois en accord avec nos véritables désirs, ils existent objectivement à l'extérieur, car procurés par l'éducation. 
Des actes semblant relever des décisions les plus individuelles, suicide, mariage ou divorce, faire l'amour, avoir un enfant participent de cette injonction sociale dont nous n'avons pas conscience, explique l'autrice, se référant toujours à Durkheim. [p.81-82]

Suivant les analyses d'Heidegger, le "je" est en vérité un "on", comme l'extrait du 14 août l'expose. [p.83-84]

De même, selon Freud, nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes et ne faisons pas ce que nous voulons : "Le moi n'est pas maître dans sa propre maison". [p.87]

De nouvelles forces sont à l'œuvre pour amoindrir encore notre capacité à agir librement : les algorithmes d'Internet nous orientent, nous assistent, voire décident pour nous. [p.88]

Spinoza nous fait aller plus loin : un coup de pied dans une pierre déterminera, selon sa force, la distance et la vitesse du parcours de la pierre. Celle-ci se croira très libre dans son mouvement, persuadée qu'elle agit de son plein gré et sans contrainte extérieure. Les humains qui se croient libres sont semblables à cette pierre. [p.94-95]

Une notion essentielle chez Spinoza est le préjugé finaliste (voir partie 4 ci-dessous) : les humains pensent être les véritables auteurs de leur vie. En réalité, ils croient, à tort, désirer une chose parce qu'ils la jugent bonne alors qu'il la juge bonne parce qu'ils la désirent. Il n'est guère aisé de se libérer de cela. [p.101]

4. LE CRÉPUSCULE DU LIBRE ARBITRE

D'abord, un exemple simple cité par Marianne Chaillan. Un de ses élèves assurait avoir choisi librement ses cours de spécialité, Histoire et Philo, au regard de son objectif d'étude tout aussi librement fixé, à savoir Sciences Po. Il ne s'interrogeait cependant pas sur son choix de faire Sciences Po. Il finit par concéder que son père, qu'il admirait beaucoup, avait étudié dans cette institution renommée, cause inconsciente de son désir. Pour reprendre Spinoza, l'élève se dit libre parce que conscient de son vouloir et de son désir, mais ignorant tout des causes qui le poussent à ce vouloir et ce désir. [p.108-109]
"Au lieu de chercher le « ce par quoi » ou le « ce à la suite de quoi », nous agissons, nous recherchons le « ce en vue de quoi »." [p.108]
Le préjugé finaliste alourdit encore l'idée inadéquate que nous avons de nous-mêmes. Calqué sur notre fausse idée de vouloir libre, qui aurait une fin, nous croyons que la nature a elle aussi son but. Pieux ou non-croyants auxquels arrivent des catastrophes naturelles, se réfugient dans la pensée d'un vouloir libre qu'on nomme destin, providence, Dieu, Histoire, etc. En vérité, "la nature n'a pas de fin qui lui soit prescrite et les causes finales ne sont que des fictions humaines", affirme Spinoza dans "Éthique". [p.110]

Spinoza rompt le lien entre volonté et liberté. La volonté est une fiction qui engendre un paradoxe où l'on enferme la question de la liberté : soit la volonté existe comme cause totale de l'action, dès lors, comment est-ce possible dans un monde déterminé ? Soit elle obéit aux lois de la nature et on élimine la possibilité de la liberté. [p.111-112]
 
Pourtant, Spinoza, lui qui renvoie dos à dos partisans de la fatalité et tenants du libre arbitre, ne renonce pas à la liberté ! Il nous montre comment gagner en liberté au sein de notre servitude. Nous avons en nous un élan vital (conatus) : il s'agit d'augmenter cette puissance en nous élevant autant que possible depuis l'ignorance, qui nous livre à la force des affects, vers une sagesse qui exploite l'intellect

Comment ? 
D'abord se débarrasser du concept de libre arbitre
Puis comprendre que tout advient nécessairement et connaître les causes qui déterminent ce qui arrive. Cela nous débarrasse de toutes les passions nées de la croyance en la contingence. Voilà l'instrument de notre libération : comprendre la nécessité, ce nœud infini des causes. "Ne pas rire, ne pas déplorer, ne pas détester, mais comprendre", formula Spinoza. [p.114-115]

Exprimé autrement, en paraphrasant Gilles Deleuze, notre élan vital fluctue selon la compréhension que nous faisons de ce qui nous arrive. Lorsqu'en proie à des illusions, nous imaginons des explications erronées à ce que nous traversons, cela nous peut nous entraîner dans une spirale de passions tristes : ressentiment, colère, jalousie... d'où une existence aliénée. En revanche, comprendre la nécessité à l'œuvre dans ce que nous vivons, libère des passions tristes et augmente la puissance de notre élan vital. Nous sommes plus actifs, tout en restant dans le déterminisme dont nous ne pouvons nous extraire. Notre vie atteint de la sorte son plus haut degré de liberté. [p.120]

Ayant substitué l'idée de liberté à celle de libre-arbitre, l'essai substitue ensuite celle d'identité narrative à celle d'identité substantielle – c-à-d l'ensemble non figé de nos caractéristiques psychologiques et de nos expériences
Le sujet substantiel permanent est une illusion, mais on peut tout de même concevoir quelqu'un qui est constitué par l'histoire qu'il se raconte à lui-même sur lui-même. Les vies humaines gagnent en unité lorsqu'elles sont interprétées dans un récit.

Il s'agit de repriser les fils de notre histoire, créant des points, coutures, sutures nouvelles et par le récit qu'on en fait, les unifier en l'histoire de notre vie. Nous nous constituons à travers le récit. 
L'identité narrative permet de se référer à soi-même non pas en tant que de l'identique perdurerait à travers toutes les altérations, mais en ceci que nous pouvons répondre de nous par-delà toutes ces altérations.

Le moi permanent, dit substantiel, est une fiction, le moi de l'identité narrative, une œuvre de fiction. Qui suis-je ? Le personnage du récit que je tisse de ma vie. [p.127-128]


"Écrire sa vie" est un petit livre tonifiant, d'une belle clarté, à ne pas manquer. 

Je donne cinq étoiles à cet essai, pour sa qualité, mais aussi grâce au fait que je me suis tenu éloigné de la philosophie pragmatique ces derniers temps et cet opus lumineux me la fait redécouvrir avec bonheur.

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Pour les Belges, RTBF Auvio, à travers l'émission " Par ouï-dire ", propose un podcast où s'exprime Marianne Chaillan à propos de"Écrire sa vie". 

À suivre prochainement, une référence à Annie Ernaux, reprise dans cet essai, à propos de l'identité narrative.

14 août 2025

La dictature du "On"

Chaque année, je l'observe en questionnant mes élèves. Je leur demande de me citer un immense roman de la littérature. En réponse, j'ai toujours droit à un Hugo ou un Flaubert. Aussitôt, je les interroge : ont-ils aimé le livre qu'ils viennent de nommer ? Deux possibilités : soit ils l'ont détesté, soit ils ne l'ont pas lu ! Mais alors, pourquoi le désigner ? Parce que le « on », c'est-à-dire ici le professeur de français et la société derrière lui, reconnaît ces titres comme étant des chefs-d'œuvre ! Pourquoi ne désignent-ils pas un roman qu'ils ont véritablement aimé ? Cela ne leur vient même pas à l'idée, a fortiori si l'auteur est considéré comme grand public.

[...] Heidegger l'appelle la « dictature du On ». Concrètement, elle s'exprime en ceci que nous recevons du dehors, de la société, les règles morales, esthétiques, politiques, etc. Tout un monde nous précède dont nous reprenons les codes. [...]. 

Marianne Chaillan - "Écrire sa vie" (Les Éditions de l'Observatoire, 2024) [p.83]

Un compte rendu complet prochainement.

14 juillet 2025

Contradictions du couple et de l'amour

Éditions Noir au Blanc, 2025 - 177 pages 

Octogénaire, Michel vit au Québec. Un coup de fil de sa petite-fille, d'au-delà l'Atlantique, déclenche des pluies de souvenirs : Marion, son ex-femme, qui vit au Portugal, a été victime d'un AVC. Une introspection poignante ramène soudain à l'esprit les moments enfouis de ce qui fut une vie de couple instable, remuée par l'émancipation générale qu'engendrèrent les années mai 1968

André Gardies dédie son livre à Annie Ernaux, son œuvre et le film "Les années super huit".
D'autre part, en épigraphe, des slogans soixante-huitards dont l'un, "Aimons-nous les uns sur les autres", annonce quelques évocations potentiellement licencieuses. Il n'y a aucune hypocrisie petite bourgeoise chez cet auteur dont l'authenticité et le réalisme ne versent pas dans la vulgarité.

Michel et Marion sont de la génération des Trente Glorieuses. Le roman se présente comme une série de réminiscences où les époux sont rapidement confrontés à des désirs inassouvis, à la jalousie et aux contradictions humaines que vivent les couples. Ils ont une fille prénommée Lisa. Alors que la contre-culture ambiante les y invite, l'existence d'enfants ne facilite pas les partouses, pour l'écrire crûment.
"L’ombre des événements de Mai-68 plane sur ce couple, dont les idéaux communautaires, les échanges sincères et les engagements amoureux peinent à combler le vide intérieur." (voir "Midi Libre" - 14 juin 2025).
J'ai eu diverses réflexions et discussions sur le thème des infidélités, l'amour collectif, l'institution du mariage, la protection des enfants, la liberté sexuelle... Chacun.e fera les siennes en refermant le livre. 
Il est fréquent que les promesses des premiers temps, qui s'engagent à ne jamais faire souffrir la progéniture de désaccords conjugaux, soient confrontées tôt ou tard aux tentations. Tous les couples ne cèdent pas aux sirènes du désir, tandis que d'autres trouvent un modus vivendi qui tolère les infidélités, durables ou pas. Mais de quel côté penche la balance de nos jours, pensez-vous ? 

Sur le fond, je me dis toutefois que mai 68, qui, on ne le niera pas, a soufflé un vent de liberté, a stimulé l'amour libre et collectif, n'était que la flambée passagère et au grand jour, de ce qui existe de tout temps. Relisez Henry Miller, Anaïs Nin, Maupassant même ou Colette, vous y découvrirez, à mots couverts chez certain(e)s, de fameux adultères et dévergondages. La nouveauté en 1968, c'étaient les joints qui faisaient planer les ébats, tandis qu'aujourd'hui, avec les dépendances à la consommation-reine, plus ravageuses, un autre monde se dessine [voir extrait en bas].

La dernière phrase du livre est très touchante, d'où l'Amour (A majuscule s'il vous plaît) émerge, timidement, mais il émerge. Ce texte m'est apparu bien écrit, inéluctablement lucide, parfois rendu monotone par des séquences qui me semblent n'importer qu'au narrateur. Ce dernier avance néanmoins des analyses psychologiques qu'il accompagne d'une franchise sans fard.

On ne sait quelle part est autobiographique dans ce livre qualifié de roman. 

Une bonne manière d'approcher André Gardies est de parcourir son site, où l'on découvre un féru de cinéma et collaborateur de Robbe-Grillet pour des réflexions théoriques sur le 7e art (Curieusement, "Le temps des pluies venues de l'océan", n'est pas repris dans la bibliographie).


Extrait de "Le temps des pluies venues de l'océan" : [élection de V. G. D'Estaing vs Mitterrand le 29 mai 1974]

Pourtant avec Giscard, non, il n'y avait pas eu de véritable retour en arrière ni de rétablissement de l'ordre moral, comme on le redoutait. Plutôt une politique insidieuse, qui avançait masquée. Modernité et jeunesse, les images sur lesquelles le candidat-président avait fondé sa campagne électorale, allaient trouver à s'incarner, avec la majorité à dix-huit ans, la loi Weil, la réforme du divorce ou encore l'allègement de la censure. Un libéralisme généralisé, tant au niveau de l'économie qu'à celui de la société et des mœurs allait souffler, qui ouvrirait grand la porte au règne de l'individualisme et du consommateur-roi. Insensiblement, sans faire de bruit, la philosophie du "se faire plaisir et penser d'abord à soi" s'imposait et allait gagner tous les milieux. [p.139]

 

J'ai reçu ce livre de l'auteur qui me l'avait proposé en échange d'une critique. Je l'en remercie et donne ce compte rendu que je veux le reflet honnête de mes impressions de lecture. Je le poste également sur Babelio.

26 juin 2025

Du sud au nord

"Belge en Italie, italien en Belgique. Durant des années, je n'ai cessé de vouloir résoudre ce paradoxe. Songe absurde d'une origine, volonté viscérale de rejoindre ce qui se dérobe ? C'est en écrivant, bien plus tard, que s'est enraciné en moi une sorte de pays d'encre, où les champs ensoleillés prolongent les hauts-fourneaux, où les vignes et les oliviers, perchés sur des terrils, dominent le temps et aussi la mort. Un pays éprouvé spirituellement, à la croisée de mes influences, où mon cœur, comme placé face à un miroir, s'est retrouvé tel qu'il était.

Depuis lors, c'est là où je me tiens."

Giuseppe Santoliquido - "Le don du père

Gallimard, 2025 - 205 pages

Après avoir lu "Un été sans retour" (2021), magnifique roman d'une affaire criminelle, ce livre récent et autobiographique m'a moins emballé. L'ennui a parfois gagné ma lecture ; puis l'une ou l'autre référence religieuse, comme de possibles retrouvailles dans l'au-delà m'ont embarrassé.

S'il se passe en partie dans les faubourgs de ce Liège où je vis, dont je connais les vieux quartiers industriels qui me remplissent de la nostalgie du siècle passé (Seraing, Jemeppe, Herstal), le livre raconte avant tout l'histoire des parents et grands-parents de Santoliquido, venus d'Italie en région liégeoise pour y travailler et élever leurs enfants dans la dignité et un meilleur bien-être

L'auteur y figure un personnage important, mais le récit gravite autour du père qui, malade des poumons, est en fin de vie. On retrouve les émouvants accents de sincérité de l'auteur belgo-italien.

À travers la narration, se dessine la confession de ce que le narrateur reconnaissant se reproche envers ce papa: de n'avoir compris que trop tard qui il était, comme beaucoup d'enfants – blancs-becs arrogants que nous avons parfois été – élevés par des parents aimants et cléments. 

9 juin 2025

Proust, roman familial

Rober Laffont, 2023
249 pages

Plutôt que faire un billet de présentation de l'essai – il a déjà été tant chroniqué sur les blogs littéraires –, je vais, sous forme d'extraits, m'arrêter sur deux chapitres : "Tombeau pour un château" et "Ceci tuera cela" (référence à une citation célèbre de Victor Hugo dans "Notre-Dame de Paris"). D'une part le château de Luynes où l'autrice vécut sa prime jeunesse et de l'autre, une métaphore où le "ceci" est la diffusion du livre imprimé qui effaça l'architecture, en particulier les iconographies des cathédrales dont les vitraux et sculptures étaient destinés à un public qui ne savait pas lire. Par là, Hugo suggère que la pensée remplace la doctrine, l'esprit triomphe du dogme. [p.205-206]
Château de Luynes
Tombeau pour un château
"On ne saisit le sens d’un château que si l’on comprend son mode de fonctionnement, en circuit fermé, à huis clos, et sa puissance de métaphore. Dans le parc, passé la roseraie et la chapelle, devant le cèdre du Liban sous lequel mes parents avaient été photographiés le jour de leur mariage, il y avait un bac à sable, où j’ai passé un nombre d’heures incalculable. Le bac à sable agissait sur moi comme plus tard le laboratoire photographique où je développais mes clichés d’adolescente. Dans le quadrilatère où je refaisais le monde, j’expérimentais l’abolition du temps. Toute mon enfance, j’ai renversé des seaux de sable humidifié pour modeler huit tours, liées par des remparts dont je lissais amoureusement les contours, en les perçant de meurtrières délicates, à l’aide d’un petit bâton. Mon château de sable s’élevait sur un promontoire dont j’avais consolidé les fondations et creusé les douves, il dominait le bac désert d’où naissait en contrebas un village abstrait. Certaines de ses tours étaient coiffées d’un toit pointu, d’autres pas, le pont-levis avait disparu au profit d’un pont dormant. Au milieu de l’enceinte, j’avais aménagé un bassin et des jardins à la française, avec des toutes petites branches de buis cueillies dans les parterres alentour. Il aurait suffi que je tourne la tête d’un quart de tour pour vérifier si la maquette ressemblait à l’original, qui se découpait dans le ciel, écrasant le paysage. Je ne crois pas l’avoir jamais fait. Le château est un rêve intérieur, que l’on répète sans fin, sans même y penser. Une chimère tautologique. On ne s’en lasse jamais. Regardez les châteaux de sable sur les plages en été. Ils se ressemblent tous. C’est Luynes. L’exception et le multiple conjugués, la pièce unique et le lieu commun, la caricature, l’idée même de château." [p.202-204]
[...]
"[...] le château reproduit l’obsession de la légitimité généalogique, et son bégaiement maladif. Il n’y a de châteaux que le château, il n’y a de familles que la nôtre. Plus qu’un monde, c’était l’univers ramené aux dimensions d’une forteresse, au-delà de laquelle rien n’existait vraiment. Nous étions enfermés dans son orbe comme les aïeux dans le cadre de leurs tableaux. Il n’y avait pas de hors-champ." [p.203-204]

Ceci tuera cela
"Cette métaphore, je veux la prendre à la lettre : "À la recherche du temps perdu", c’est-à-dire l’espace enchanté, multiple et infini du roman, s’est subrogé au château merveilleux, mais clos, univoque, et replié sur lui-même, de mon enfance. La mobilité vivante et toujours recommencée d’une œuvre qui, en m’ouvrant les yeux sur le monde, me le rendait soudain habitable, m’a convaincue d’un paradoxe qui n’est qu’apparent : la solidité vient de la fluidité, du mouvement, de la pensée en action, de la prolifération du sens, et non de la stabilité, notion illusoire, prise dans l’étau de la permanence et d’une fixité mortifère. Coïncidence ou hasard objectif, l’espace immatériel et sans limites du livre s’est ouvert lorsque le portail à doubles vantaux du château fort s’est refermé comme le couvercle d’un tombeau.
Ce qui vaut pour Proust s’applique, bien sûr, à la littérature en général et à sa capacité à lever un coin du grand voile, à percer de nouvelles perspectives, à désenclaver, à désancrer nos habitudes et jusqu’à nos plus profondes convictions." [p.206]
[...]
L’espace imaginaire ouvert par Proust n’a pas de propriétaires, il n’est juché sur aucun promontoire, aucune muraille n’en défend l’entrée. Il est comme l’univers : en perpétuelle expansion. Cela n’en fait pas moins un point de repère à l’horizon de mes bibliothèques, un lieu permanent qui cependant se transforme au gré de mes relectures. Ce roman total me suit partout depuis trente ans." [p.206 +p.211]

Laure Murat - Extraits de "Proust, roman familial


Pour une approche plus classique de l'essai, je renvoie à la présentation de "Textes & Prétextes", qui connaît bien l'œuvre de Marcel Proust.

De même, je propose de suivre les avis de blogs amis : 

Il va de soi que cet essai remarquable donne envie de lire tout Proust. Vœu pieux, je peine à finir mes livres pour le moment. Il n'empêche, j'ai fait un pas en acquérant la version complète en numérique. 

Version Kindle, 2014

Laure Murat fait remarquer que les vrais lecteurs, ceux qui vont au bout du cycle, sont moins nombreux que la réputation de l'œuvre le laisse supposer. Selon une arithmétique savante, est émise l'hypothèse de 5.250 lecteurs et lectrices en moyenne par an, depuis un siècle. "Proust subit le sort des artistes fétichisés, dont la la reconnaissance et le prestige sont inversement proportionnels au succès commercial", conclut l'essayiste. [p.113-114]

Après tous les spoils qui précèdent, sachez que les sujets centraux traités par le livre sont ailleurs, tels l'univers de formes vides de l'aristocratie, l'exil intérieur de ceux qui s'écartent des normes sociales et sexuelles, pointés subtilement par "La Recherche" de Proust. 

Ce qui vaut de se précipiter sur "Proust, roman familial", si vous ne l'avez déjà fait.

1 juin 2025

L'année automobile 2024-25

Sophia Éditions, 273 pages 


Présentation officielle (exempte d'humeurs personnelles)
"Le seul annuel à compiler tous les évènements automobiles de l’année, sur les plans industriel, sportif et culturel. Industrie, compétition, création : tels sont les maîtres mots de L’Année Automobile, qui aspire depuis 1953 à mettre en valeur la dimension humaine du monde de l’automobile, et à décrypter les évènements marquants de l’année.

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"L'année automobile" est une publication luxueuse annuelle que j'ai surtout prisé dans les années 1964 à 1972. Elle représentait le summum de la saison auto en version papier, pour nous (frère et copains de classe) qui suivions assidûment les courses et les développements des bolides. La toute première édition de cette perle des beaux livres, pour les amateurs du genre, remonte à l'année 1954-55 et est quasi introuvable. 

Je me souviens des photos doubles-pages où l'on contemplait Jacky Ickx décollant des quatre roues dans sa Brabham F1 sur les bosses du circuit du Nürburgring. Bref, pour nous, ce beau volume était comme le précipité de nos rêves d'adolescents et jeunes adultes. Le cadeau idéal.

Jacky Ickx vainqueur du GP d'Allemagne 1969.

Eh bien, c'est fini. Outre le fait que mon adolescence n'est plus, la plus grande photo de voiture du dernier volume mesure tout au plus 18 x 13 cm. Pire : les grands formats pleine-page sont réservés à des personnalités du monde automobile : Luca de Meo (président des constructeurs européens), Denis Le Vot (Dacia), Bruno Sacco (Styliste Mercedes), Urs Kuratle (Directeur technique Porsche Motorsport), Adrien Fournaux (pilote rallye français), et, last but not leastun quidam très smart qui lit pendant que sa voiture autonome conduit

Ces grands portraits enlèvent, à mon avis, ce qui faisait la magie des anciens numéros de "L'Année automobile". Certes le livre, très français, est plus touffu qu'auparavant et exhaustif. Mais pourquoi tant d'espace illustré pour les cadres plutôt que pour les machines ?

Seul Adrian Newey (Ingénieur course successivement chez Williams, Mc Laren, Red Bull, Aston), considéré comme un des génies de la F1 depuis 25 ans, me semble avoir sa place dans cette glorieuse galerie.

Adrian Newey, ingénieur F1

Sont proposés des dossiers rétros qui m'ont vraiment accroché : "Le Grand Prix de l'A.C.F.(il y a cent ans) [p.124] avec une illustration d'un duel Alfa-Bugatti de Walter Gotschke ; "Lancia Stratos, une nouvelle ère(il y a cinquante ans), retour sur le concept et l'architecture de cette sportive futuriste ; Facel Vega (il y a 70 ans), une voiture française [laide, mais prestige tricolore], étoile dans le ciel du haut de gamme.

Duel Bugatti-Alfa lors du GP ACF 1924
(Walter Gotschke)

Viennent encore un dossier sur le circuit de Monthléry, inauguré il y a cent ans et une exposition Bugatti à Uzès : ces vieux engins ont une classe folle – je me vois bien, moustache et casquette à carreau au vent, (dé)filant au volant de l'un d'entre eux.

J'ai, en outre, trouvé plein de chaleur et de finesse dans le chapitre consacré aux décoratrices de voitures. Créativité féminine que concrétisent de très belles photographies. [p.260 et suiv]

En fin de volume, le top 10 des ventes aux enchères [p.270] met en exergue Ferrari avec la 250 GTB spyder California, classée première (1960, achetée 15.349.500 €), ou la Berlinetta (1962, acquise pour 5.530.000€).

Structure du livre :

  • Industrie (économie, production, création) [p.16 à 106]
  • Sport (Formule 1, Endurance, rallye) [p.112 à 228]
  • Culture (instants d'année, dossiers rétros, exposition, arts plastiques, le marché de la collection, le top 10 des ventes aux enchères) [p.232 à 270]

Une moitié donc consacrée à la compétition auto, l'autre moitié fait la part belle à l'industrie, soit un tiers du volume.


Économiquement, la voiture à moteur thermique a toujours le vent en poupe dans "L'année automobile 2024-25", et, hormis les brèves description des modèles électriques marquants sortis durant l'année, guère trace d'un dossier conséquent sur la technologie électrique/hybride, ni sur le championnat de Formule E (électrique).

La transition écologique est abordée dans un article de fond [p.20]. On y lit : "Les incertitudes sur la vitesse d'évolution de la transition écologique ont pesé négativement sur les marchés". Marchés, croissance, on ne sort pas de l'éternelle ritournelle.

Anecdotique mais signe des temps, en balade à la mer du Nord, j'ai vu ce sticker sur la calandre d'un gigantesque SUV :

Bref, moins de magie, mais un livre très axé sur la France, qui suit son époque, très soucieux de la santé financière de l'industrie automobile. Reste que le sport auto, qui a tant changé (on « réinitialise » une voiture de course comme un ordinateur), continue, paradoxe épineux, à me faire rêver, comme tous les grands enfants qui oublient, temporairement, leur vœu de protéger la planète.

Feuilletez ici.

Merci à Babelio (masse critique) et aux excellentes "Sophia Éditions" pour lesquelles « beau livre » n'est pas une expression vaine.

18 mai 2025

Les mystérieux du passé

Version audio du roman
"Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier
(2014) -
Lu par Jean-Pierre Lorit 

 

Extraits d'un entretien avec Patrick Modiano
(Pochette de l'audiolivre Écoutez Lire ci-dessus).

Gallimard : Entre autres souvenirs remonte celui d'un roman de jeunesse écrit comme une bouteille à la mer pour retrouver une femme – un roman pour une unique lectrice, en somme...

Patrick Modiano : Bien sûr, il y a là une certaine ironie. Mais il m'est souvent arrivé de semer dans mes livres des noms et des détails – comme des signaux de morse – à destination de certaines personnes dont les traces s'étaient perdues. Je savais d'avance qu'elles ne donneraient pas signe de vie, mais c'est leur silence qui me donnait envie d'écrire.

G. : Ne serait-ce pas Jean Daragane [le narrateur, lui-même écrivain] qui fabrique lui-même du mystère à partir d'événements bien ordinaires ?

Patrick Modiano : Une phrase m'a beaucoup frappé sans que je me souvienne de son auteur : "Elle était mystérieuse comme tout le monde". Oui, je crois que les regards des enfants et des écrivains ont le pouvoir de donner du mystère aux êtres et aux choses qui, en apparence, n'en avaient pas. 

13 mai 2025

Au Caire

[Fuyant les forces alliées en 1945, le criminel de guerre nazi, père des frères Schiller, Rachel et Malrich, a choisi d'éviter la mer trop bien ratissée pour passer par la Turquie, la Syrie puis L'Égypte, avant de gagner l'Algérie. Il a séjourné au Caire.]

Mon père y est arrivé avec ses crimes dans la malle et a, semble-t-il, réussi à prendre du bon temps, à se faire une virginité, à se dégotter une place parmi les barbouzes égyptiennes. C'est cela que je dois voir : comment, sortant de l'enfer que l'on a édifié de ses mains, de cette vie intensément lugubre des camps, on vit dans un paradis mirobolant où le soleil est roi, l'humilité reine, la misère gentiment pagailleuse, le narguilé et le thé brûlant à portée de main, le nombril des danseuses à hauteur des yeux, le lit ouvert aux étoiles ? À quoi pense-t-on, quels regrets nourrit-on, quel plaisir peut-il faire oublier la douleur que l'on a dispensée si abondamment dans une atmosphère aussi dense, aussi noire, en un ballet mécanique ritualisé jusqu'à l'absurde, pris dans une folie sans fin et un quotidien qui se réduit au néant, à entendre l'agonie filtrer des murs et à contempler des fumées noires s'élever dans le ciel ? L'homme est assez perfide pour tout se pardonner, je l'entends bien, mais cette hauteur dans l'infâme, aucune compassion, aucune griserie, aucun apitoiement sur soi-même ne peut l'atteindre. Ou alors, cet homme n'est pas un homme, pas même un sous-produit, il est le diable en personne. Mon Dieu, qui me dira qui est mon père ? [Texte de Rachel]

(Boualem Sansal - "Le village de l'allemand", 2008)

 

12 mai 2025

Au combat sur tous les fronts

Le village de l'Allemand - Boualem Sansal (2008)
306 pages

Ils sont deux frères nés en Algérie, d'un père allemand, Hans Schiller, et d'une mère algérienne, Aïcha. Afin de leur assurer une meilleure vie, leur père les envoie vivre en France chez un vieil oncle. Rachel – contraction de Rachid et Helmut – arrive en France en 1970 à sept ans et se marie puis connaît la réussite professionnelle, ingénieur dans une multinationale, tandis que Malrich – contraction de Malek et Ulrich – arrivé en 1985, à huit ans, stagne dans une cité de banlieue où commence à sévir un islamisme pernicieux.

Leurs parents, restés dans le village d'Aïn Deb, au fond de l'Algérie, sont assassinés le 24 avril 1994, par un commando islamiste qui laisse peu de survivants. Le drame affecte gravement Rachel, qui, lors d'un voyage de recueillement à Aïn deb, apprend en dépouillant les documents de son père, que ce dernier, Hans Schiller, devenu un homme respecté du village, un vénérable cheikh, fut un soldat SS de l'armée allemande. Il faisait partie des nazis qui se sont dispersés dans le monde, réfugiés dans maints pays, dont le monde arabe. Rachel trouve une photo de journal où il figure à côté de Boumédiène, alors maquisard, qui le promut à l'enseignement du maniement des armes. Il finit par se poser dans le village retiré de Aïn Deb.

À travers le désespoir de Rachel qui écrit un long compte rendu pour son frère qui ignore tout, à travers la vie de ce dernier qui s'insurge contre l'intransigeance des clans islamistes, à travers une Algérie qui connaît sa décennie noire, ce livre bouleverse par la douleur infinie qui l'habite. Alternant les voix des frères – l'exploit de Boualem Sansal fut de les rendre différentes –, à savoir les écrits de Rachel et le récit, entre désespoir et colère, de Malrich, l'auteur exprime vivement, sincèrement, durement parfois, la culpabilité et la détresse que subissent les deux fils pour les crimes de ce papa qui collabora à la fabrication des gaz létaux pour anéantir les lebensunwerten lebens [vies indignes d'être vécues], les untermenschen [sous-humains]

Est-on coupable des crimes insoutenables de ses parents ? 

Il s'agit d'un roman basé sur une histoire authentique. Texte profond et pas trop long, malgré la confrontation à de multiples questions aiguës : la découverte de la Shoah par de jeunes arabes, la sale guerre algérienne des années noires (1902-2002), l'islamisme en expansion comparable au nazisme, la situation des Algériens des banlieues que l'État français livre de plus en plus à eux-mêmes.

Bien sûr, nous connaissons les horreurs de l'extermination dans les camps, d'autres écrivains les ont dites mieux que quiconque. La visite de Rachel à Auschwitz m'a pourtant ébranlé. Cet individu qui parcourt le lieu des crimes de son père est un homme en bout de parcours. Il cite Primo Levi, comme mis à nu : "Vous qui vivez en toute quiétude... Considérez si c'est un homme....Qui meurt pour un oui ou pour un non... Considérez si c'est une femme... Les yeux vides et le sein froid comme une grenouille en hiver... Répétez-les à vos enfants".

"Je ne sais pas pourquoi, mon père ne m'a rien dit", ajoute Malrich au texte de Levi.

Il faut se rappeler que la Shoah était et reste un sujet tabou en Algérie, notamment lors de la parution du livre en 2008. La liberté de ton, l'insolence et le courage des prises de position de l'auteur m'ont acquis à sa cause. J'imagine mal que l'écrivain produisant un texte si humain que "Les frères allemands" soit un jour emprisonné. La justice algérienne a prononcé une peine de cinq ans fermes à son encontre pour des faits récents, mais qui ne concernent pas directement le livre qui nous occupe. 
Je ne m'attarde pas sur la polémique, elle est trop complexe, à laquelle se mêle les prises de position politiques franco-algériennes. Ce n'est pas l'objet de ce blog.

Un extrait du "Journal des frères Schiller" bientôt.

6 mai 2025

Modiano : j'ignorerai toujours...

 

J'étais à ce point hanté par Dora Bruder que j'ai écrit en 1989 un roman après avoir lu l'avis de recherche. Je ne savais encore rien de ce que j'ai retrouvé aujourd'hui. J'ai écrit ce roman : "Voyage de Noces", pour essayer de combler le vide que j'éprouvais quand je pensais à Dora Bruder dont je ne savais rien. Mais le roman achevé, j'en étais au même point. Et tout cela ne pouvait finir que par un livre qui ne serait pas un roman. (Patrick Modiano, voir billet sur "Dora Bruder")

 

"Depuis, le Paris où j’ai tenté de retrouver sa trace est demeuré aussi désert et silencieux que ce jour-là. Je marche à travers les rues vides. Pour moi elles le restent, même le soir, à l’heure des embouteillages, quand les gens se pressent vers les bouches de métro. Je ne peux pas m’empêcher de penser à elle et de sentir un écho de sa présence dans certains quartiers. L’autre soir, c’était près de la gare du Nord.

J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s’est échappée à nouveau. C’est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps – tout ce qui vous souille et vous détruit – n’auront pas pu lui voler."
Patrick Modiano - extrait de "Dora Bruder" (1997)  

Écouté en version audio "Écoutez lire" Gallimard, lu par Didier Sandre, accompagnement musical, intermittent et pathétique, dont il est indiqué sur la pochette : "Musique originale : Marie-Jeanne Séréro".

 

19 avril 2025

Un ado à la campagne

Vincent Almendros (2024 - 144 pages)

Y a-t-il quelque raison tangible d'éprouver la sourde inquiétude que distille chaque page de "Sous la menace" ? Certes, l'ambiance est lourde et il semble y avoir des choses laissées dans l'ombre derrière quelques velléités de violence familiale. Mais c'est une famille comme il y en a beaucoup, le temps d'un week-end à la campagne.
 
Tandis que sa mère est au volant, Quentin, le narrateur, boutonneux et premiers poils duveteux dessus la lèvre, se sent devenir un monstre : il est la proie de la puberté et risque d'être renvoyé du lycée suite à une bagarre. Sur la banquette arrière, sommeille Chloé, sa cousine de onze ans. Après un arrêt pour acheter une plante, il est trop tard pour visiter le père, qui, six ans plus tôt, s'est tué en voiture. On laisse le cimetière et direction la maison des grands-parents. 

Sur place, la mère de Quentin ne cesse de le surprendre dans des situations qui paraissent compromettantes ou embarrassantes – sans qu'on puisse affirmer qu'il y soit vraiment pour quelque chose. Ainsi, lorsqu'il dépose le sac de Chloé sur son lit, comme demandé, il le défait et a en main le bas de maillot de la fille lorsque sa mère pénètre dans la chambre, poussant un " que fais-tu ? " chargé d'insinuations.
La mère bafoue régulièrement l'adolescent et ce sera encore lui qui aurait provoqué Charles, le perroquet des grands-parents, qui radote bruyamment : 'Tu parles, Charles ! Tu parles, Charles !". On voudrait rire mais c'est amer. 

Quand Chloé et Quentin grimpent dans la vieille cabane de jeux construite dans un arbre, quelque chose est imminent, ce garçon dont les sens s'éveillent et qui a passé l'âge des enfantillages, avec cette toute jeune fille jouette qui s'ennuie, mais juste des chamailleries, bien que chaque mot, chaque phrase, vibrent d'une latence confuse. 

L'adolescent risque d'être renvoyé du lycée à cause d'une bagarre avec un camarade malgache qui a prétendu que son père se serait tué à cause de la laideur acnéique de son fils. Or ce harceleur est le frère d'une amie de Chloé. Cette dernière lâche de surcroît que le père a laissé une lettre, ce qu'ignorait Quentin. Il subodore que l'information d'un suicide paternel est parvenue à Talotta par sa cousine. 
Le garçon emmène Chloé à bicyclette voir le cheval de trait dans un coin perdu dans la campagne : il s'en prend à elle agressivement en l'accusant.

Le style est tout en économie, l’expression est sobre et les descriptions dépouillées. Vincent Almendros a indéniablement une patte, oscillant entre précision laconique et non-dit. Le romancier atteste lui-même [clic] que, dans cette intrigue plutôt mince, qui n'a rien d'un thriller, l'attention méticuleuse portée aux détails crée la tension narrative, de même que le titre lui-même, "Sous la menace", contamine le texte par une pression permanente sous la narration.

Tout cela exerce un magnétisme puissant : je me suis immédiatement senti proche des protagonistes, et j'ai lu d'un trait ce roman beau et profond.

Autres romans de Vincent Almendros : 
  • "Ma chère Lise" (Minuit, 2011).
  • "Un été" (Minuit, 2015).
  • "Faire mouche" (Minuit, 2018).
Voir le dossier complet (presse, extraits) aux "éditions de Minuit".

13 avril 2025

Fuji Yama

[Amélie raconte à son amoureux comment, perdue dans des monts enneigés, elle a fini, au sommet d'une crête, par apercevoir, fascinée et soulagée, le Mont Fuji qui lui indique la direction à suivre.] 

"Rinri éclata de rire parce que j'ouvrais les bras au maximum pour lui montrer les dimensions du volcan. Il y a une impossibilité technique à raconter le sublime. Soit on n'est pas intéressant, soit on est comique."

Amélie Nothomb - "Ni d'Ève ni d'Adam" (2007)


Malgré un registre tout différent, j'ai perçu dans ce roman l'étrange murmure d'une musique lointaine, venue de mes nombreuses lectures de Yasunari Kawabata, souvent en extérieur, parmi la nature en fleurs du mois de mai 2022 ; le blanc, la neige, le kotatsu, le souvenir de moments privilégiés reconnus au fond de moi, à travers le Japon d'Amélie Nothomb.