29 octobre 2025

Nouvelles lointaines

Groupe Elidia, 2025
Éditions du Rocher - Litos
315 pages



Traduit de l'anglais par G. Jean Aubry (sous la supervision de Joseph Conrad). 

"En marge des marées" ["Between the Tides"] (1915) comprend quatre nouvelles que Joseph Conrad a écrites de 1910 à 1914. La plus longue, la plus remarquable selon moi, est "Le Planteur de Malata", qui occupe les quatre dixièmes du livre.

Si la mer n'est pas le lieu ni le lien qui relie ces quatre textes, les bateaux, ports, îles et colonies lointaines sont assez présents pour que le lecteur comprenne que l'écrivain connut une carrière dans la marine.

"Le Planteur de Malata" se déroule dans la haute société d'une grande ville coloniale. Le planteur Renouard, qui possède la concession de l'île de Malata, a mouillé sa goélette dans ce port et est invité par la famille Dunster. Miss Moorsom, très belle, froide, aristocratique, y séjourne avec ses parents, car elle est à la recherche de son fiancé disparu dans la région. Renouard tombe éperdument amoureux de la demoiselle et tient à éviter qu'on retrouve le soupirant, afin de la conquérir. 
Atmosphère délicieuse, romantisme, une prose admirable et élaborée dont j'avais oublié le beau rythme : tous ingrédients pour se complaire dans cette nouvelle dramatique.

"L'associé" voit un vieux bateau saboté pour toucher la prime de l'assurance, mais rien ne se passe comme prévu.

J'ai adoré "L'Auberge des Deux Sorcières (Une Trouvaille)" qui se déroule sur la côte ibérique nord, durant la guerre d'Espagne. Un marin disparaît mystérieusement dans une auberge tenue par deux vieilles d'aspect inquiétant. Un jeune officier part à sa recherche. Frisson et action.

"À cause des dollars" clôt le recueil avec la mésaventure d'un homme très bon au sourire triste. Le brave perdit son sourire à cause de vieux dollars retirés de la circulation qui conduisent au drame.

Quatre histoires où je ne me suis pas ennuyé une seconde, lues rapidement et avec enthousiasme. 

Dans une note préliminaire très intéressante, Conrad cite quelques commentaires et critiques formulées à l'encontre de ce recueil lors de sa publication. [Afin de ne pas voir les sujets déflorés, je conseille de consulter cette note à l'issue de la lecture des nouvelles].

La première remarque blâme Conrad de se complaire à évoquer des gens de mer, qui vivent sur des îles solitaires, libérés des entraves du monde civilisé ; ce qui lui autoriserait une plus grande liberté d'imagination, ainsi qu'un jeu plus libre dans le choix de ses personnages et sujets. 
Conrad répond que le simple fait d'avoir à traiter des sujets éloignés du cours ordinaire de l'expérience quotidienne l'a mis dans l'obligation de demeurer encore plus scrupuleusement fidèle à la vérité de ses propres sensations. Le problème a consisté à rendre vraisemblable des sujets inaccoutumés. Pour cela, il a dû créer pour eux l'atmosphère même de leur réalité. L'écrivain reconnaît que ce fut la tâche la plus difficile. [pp 11-13]

Un ami apprécié de l'auteur émit l'opinion que dans la scène dite "du rocher" [pp.125-133] entre Renouard et Miss Moorsom, tournant psychologique du récit, les personnages ne trouvent pas ce qu'il conviendrait qu'ils se disent. En relisant ce dialogue pour la présente édition, Joseph Conrad considère que son ami a [en partie] raison dans le sens où les personnages sont "un peu trop explicite à l'endroit de leur émotion, et qu'ils détruisent ainsi, dans une certaine mesure, ce prestige illusoire qui caractérise leur personnalité."
Il ajoute : "Je le regrette vivement car je considère Le Planteur de Malata comme la presque réalisation de la tentative que j'avais entrepris de faire une chose très difficile, et que j'eusse aimé avoir accomplie aussi parfaitement qu'il m'était possible." [p.15]

Si certains auraient aimé voir une autre issue à cette histoire, je considère que le tragique sied à l'atmosphère qui nimbe le récit. L'auteur ne montre pas une satisfaction excessive et je le trouve sévère envers lui-même.

Les trois autres récits, chacune ayant sa couleur, n'appellent d'autre commentaire que celui de les voir former, avec "Le planteur de Malata", "un ensemble plus grand que les parties" [p 14], remarque que l'auteur prend comme un hommage. Il a en effet produit ces contes à des époques différentes, en des lieux très éloignés les uns des autres et sans qu'ils soient le produit d'une même disposition d'esprit. [p.14]


Merci à Babelio (Masse Critique) et aux éditions Litos.

15 octobre 2025

Quelques vieilles histoires

"Nous possédons quelques vieilles histoires que nous nous repassons de bouche en bouche ; nous exhumons de vieilles malles, boîtes et tiroirs des lettres sans formule de politesse ni signature, dans lesquelles des hommes et des femmes qui ont autrefois existé et vécu sont réduits à de simples initiales ou de petits noms familiers nés de quelqu'affection maintenant incompréhensible et qui nous paraît du sanskrit ou du chacta ; nous entrevoyons vaguement des gens, ceux dans le sang et la semence de qui nous étions nous-mêmes latents et expectants, que la pénombre de ce temps exténué a doués à présent de proportions héroïques, en train d'accomplir leurs actes de simple passion et de simple violence, impénétrables au temps et inexplicables."
William Faulkner - "Absalon, Absalon !" [p.127] - Traduit par R-N Raimbault avec la collaboration de Ch-P Vorce (1953) puis de F. Pitavy (1995). 

 

Ce passage de Faulkner est placé en épigraphe de la troisième chronique, intitulée "Le journaliste", du livre de David Grann "La note américaine / Killers of the flower moon".

 

Pour aller plus loin avec ce passage de Faulkner, voir "Images du temps et inscription de l’événement dans les œuvres de William Faulkner et de Claude Simon", §8 - Anne Bourse.

13 octobre 2025

L'or noir

Les Osages venaient en nombre voir le pétrole jaillir, ils se bousculaient pour avoir la meilleure place, s'assurant de ne pas faire d'étincelles qui auraient provoqué un incendie, suivant le pétrole des yeux lorsqu'il s'élevait à quinze, vingt ou parfois trente mètres dans les airs. Avec ses grandes ailes d'embruns noirs arquées au-dessus du derrick, le pétrole se présentait à eux comme un ange de la mort. Des gouttes recouvraient les champs et les fleurs, et marquaient la peau des travailleurs comme celle des curieux. Malgré tout, les gens se tapaient dans le dos et lançaient leurs chapeaux en l'air pour fêter l'événement. Bigheart, qui mourut peu de temps après la mise en place des lotissements, était salué comme le « Moïse osage ». Et la substance minérale, odorante, visqueuse et sombre semblait être la plus belle chose au monde.

 David Grann - "La note américaine" [p.77]

 

12 octobre 2025

Meurtriers de la fleur de lune

Pocket, 2018 - 425 pages

Vers 1870, les terres des indiens Osages au Kansas sont vendues et la tribu est déplacée vers le Territoire Indien de l'Oklahoma (voir carte wikipédia en 1890). Ayant acheté leur propre réserve, les Osages conservent les droits miniers sur leur terre.

En 1894, de grandes quantités de pétrole ont été découvertes sous la vaste prairie leur appartenant. Au début du 20e siècle, les amérindiens Osages ont négocié et conclu avec le gouvernement américain un accord qui confirmait leurs droits miniers. Les sous-sols de la réserve contenant de grandes quantités de pétrole brut, ses membres bénéficièrent des redevances issues de sa production. Les entreprises et le gouvernement ont envoyé aux Osages des sommes qui, dans les années 1920, ont considérablement augmenté leur richesse. Durant l'année 1923, les Osages gagnèrent 30 millions de dollars en redevances. [Soit plus de 400 millions de $ actuels]

Cette manne considérable fut la cible d'une foule de comploteurs, de race blanche principalement, où l'on comptait aussi bien des hors-la-loi que des juristes, avocats et magnats de tous bords. Dans les années 1920, il est considéré que des dizaines d'amérindiens osages ont été assassinés pour accaparer leur argent. 
Cette évaluation comptée en dizaines est largement sous-estimée, comme le démontre le volumineux dossier établi par David Grann. 

Les investigations auxquelles s'est consacré l'écrivain journaliste, racontées scrupuleusement, révèlent des crimes bien plus nombreux et des corruptions et trahisons sans mesure. Le propre époux d'une Osage, prénommée Mollie, fit partie des rapaces prêts à tout pour s'emparer des biens des Indiens. Il s'agit d'Ernest Burkhart qui finit, lors de l'enquête menée par le valeureux Tom White, agent du Bureau d'Investigation, par se retourner contre les canailles au sommet de la pyramide avide. Parmi celles-ci, on ne peut manquer d'épingler l'ignoble et fier William K. Hale, quasiment intouchable grâce à ses relations criminelles et ses protections politiques.
Mollie Kyle - Burkhart
David Grann revisite les lieux dans les années 2012. Il rencontre des descendants osages et se voit replongé dans de nouvelles archives qui l'invitent à poursuivre son enquête. Il y découvre un tas d'autres assassinats et corruptions impunis. La 4e de couverture parle d'une "enquête époustouflante" et c'est bien le cas.
 
Au bout du livre, Grann s'évertue à remercier tous ceux qui y contribuèrent et cite une multitude de sources qui lui ont permis de tirer du néant cette période funeste. C'est durant celle-ci que l'Amérique tournait le dos au Grand Ouest pour entrer dans l'ère industrielle, qui coïncidait avec la naissance du F.B.I.. Edgar Hoover, premier patron égocentrique du Bureau of Investigation, tira sa gloire du succès de cette enquête monumentale. Il eut peu de mots pour honorer Tom White, l'homme qui fit un travail colossal dans les affaires qui anéantirent tant d'Osades. 

Le travail de David Grann dénonce ce manque de gratitude et valorise l'action des agents du Bureau.

"La note américaine" / "Killers of the flower moon" n'est pas à proprement parler un livre passionnant comme peut l'être un roman policier, car il est très fouillé et s'intègre dans une démarche historique. En découvrant le scandale des assassinats d'Osages par balles, empoisonnements et incendies, l'indignation prend le dessus sur le plaisir de parcourir ce lourd dossier bien rédigé et exhaustif. 
Les pages consacrées au procès à rebondissement de l'ignoble Edgar Hale m'ont particulièrement captivé. [À ce propos, Grann cite un historien local qui s'aventura à dire que ce procès fut l'objet d'une couverture médiatique beaucoup plus impressionnante que celui tenu dans le Tennessee la même année, lors duquel l'instituteur John Thomas Scopes fut accusé d'avoir enseigné la théorie de l'évolution à ses élèves.] [p.267]

Il est clair que l'aspect historique doit être salué et la recherche opiniâtre, souvent vaine, des coupables dans cette triste chronique est une valeur à placer haut. C'est la meilleure gratification que nous procure la lecture de "La note américaine".

La Fleur de Lune du titre choisi par David Grann est une plante dont la fleur, en forme de drapeau blanc, symbolise la pureté, la sérénité et la prospérité.


Extrait à venir.

18 septembre 2025

Mort d'un oublié

Les Éditions de Minuit, 2011 - 62 pages

Écrit d'une seule traite, sans points, les 55 pages de cette phrase-texte sont un réquisitoire emporté et saisissant contre l'assassinat par des vigiles, d'un vagabond coupable d'avoir bu une canette de bière dans un supermarché. Les faits s'inspirent d'un fait réel survenu à Lyon en 2009. Le roman de Mauvignier s'accorde avec les événements relatés dans la presse ("Le Monde"), bien qu'il soit question de vols de bouteilles dans celle-ci, ce qui enlève peu au scandale. Le pauvre hère, cet oublié, aurait-il même volé un casier de bière, on ne bat pas à mort pour cela.

L'écriture de Laurent Mauvignier, d'une extraordinaire efficacité, est déroutante, saccadée, se livre en coups de poing. 

Extrait : 

[Le narrateur s'adresse au frère de la victime.]
[...] et dire que les vigiles l'ont aussi débarrassé de ça, ce moment où quelqu'un voulait le revoir et que lui aussi voulait revoir, entre cette gare et la rue de Lyon, quelqu'un qui est venu et a dû l'attendre, peut-être pas des heures, mais sans doute au moins une, puisqu'ils avaient rendez-vous et qu'il n'est pas venu, et le lendemain non plus il n'est pas venu dans ce bar où ils s'étaient rencontrés et parlé, là où ils s'étaient plu tout de suite, ça aussi ton frère l'a cru, et c'était peut-être vrai, on a envie de le croire parce que sinon ce monde est impossible, vraiment impossible, ils n'ont pas eu le temps de faire l'amour et puis, voilà, quand il allait rencontrer quelqu'un, elle ou lui, quand il allait sortir de l'oubli, ce que j'appelle oubli, lui qui traînait souvent dans la rue du côté de [...] [pp 46-47]

 

15 septembre 2025

Classement d'un amour raté

Christian Bourgeois Éditeur, 2023 - 193 pages
Traduit de l'allemand (Suisse) par Pierre Deshusses


Le narrateur, archiviste, entasse une foule de dossiers sur tous les sujets possibles, qu'il classe dans la maison de sa mère décédée. Il revient sans cesse sur Fabienne, son amour de jeunesse jamais déclaré, devenue Franziska, chanteuse à succès. Il constitue au fur et à mesure un dossier sur elle et il en rêve autant qu'il craint de la contacter pour lui dire enfin son amour. N'était-elle pas éprise de lui autrefois ? N'était-il pas ce premier ami qu'elle mentionne lors des interviews rangées dans ses classeurs ?

Les enfants auraient grandi, ils seraient devenus adultes et auraient quitté la maison. Mais avais-je vraiment eu envie de ces enfants, avais-je voulu partager le quotidien avec Franziska ou n'avais-je pas plutôt besoin d'elle comme ce qu'elle avait été pour moi pendant toute une vie, un amour inaccessible, un désir ? Elle m'avait rendu à la fois heureux et malheureux par son absence. Aurais-je été plus heureux avec elle ? De quoi aurais-je alors rêvé ? [p.188]
Avec elle ou rêver d'elle, risquer de perdre ou mettre à l'abri ses sentiments, voilà le dilemme, mais le temps qui passe ne se rattrape guère, dit la chanson. C'est autour de ces deux pôles que le roman tourne en rond, de manière poétique, si l'on veut, avec des plongeons oniriques dans l'eau profonde et via des rencontres improbables en souriant aux étoiles. J'ai trouvé ce roman ennuyeux, bien qu'il comporte quelques digressions intéressantes, qui ont touché mes fibres sensibles. 
Je n'ai jamais aimé que les gens se fassent des idées sur moi, imaginent ce que je fais ou ne fais pas. Ces clones de moi-même qui rôdent dans les têtes des autres n'ont rien à voir avec ce que je suis et pourtant ils sont une menace, ils me ressemblent, imitent ma voix, font des choses que je ne ferais jamais et qui pourtant deviennent, sous forme de possibles, des parties de moi-même. [p.132]
Ce roman est une errance poétique, baignant dans la mélancolie, où il faut se complaire, sous peine de la trouver absurde.
Peut-être avais-je eu peur de perdre Franziska si je l'avais conquise. Mon amour malheureux, mes rêves, mes fantasmes, personne ne pouvait me les prendre, pas même elle. [p.95]

Par son amour de jeunesse patiemment classé au cours des années, le narrateur semble essayer de protéger ses sentiments de l'œuvre du temps. Mais l’archive ouvre surtout un espace de souvenirs et de chimères, où l’attente et l'irrésolution paraissent stagner interminablement ; il eût fallu, selon moi, une autre maîtrise de l'auteur pour éviter cette lourdeur.

Tout cela offre un texte doux et triste, avec un brin d'humour et de la tendresse qui aboutit sur une issue ouverte que nous garderons secrète – sur l'air de Barbara "Dis, quand reviendras-tu ?"

Peu de critiques de ce livre l'ont interprété de manière similaire. Il est intéressant de se reporter à celle publiée dans le média suisse romand "Le Regard libre" (mars 2023), sous le titre "Le simple désir de durer". 

De même, "Bibliosurf", plus scolaire, pose de bonnes questions et y répond simplement.


31 août 2025

Identité narrative

En exergue de son récit "Le jeune homme", Annie Ernaux écrit : "Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu'à leur terme, elles ont été seulement vécues.Elle explicitera sa pensée sur le plateau de "La Grande Librairie" : les choses nous traversent, explique-t-elle ; pour qu'elles existent, elles doivent être écrites, passer dans cette forme-là. Sans cela, on ne comprend pas vraiment sa propre vie. Et encore cela ne suffit pas, ajoute-t-elle, car les ouvrages n'épuisent pas le vécu. Le temps continue de modifier les choses et transforme notre vision sur notre propre histoire pourtant déjà narrée. Ainsi, ses livres déjà écrits, elle ne pourrait pas aujourd'hui les écrire de la même manière. Même s'il y a des récurrences, même si d'œuvre en œuvre, elle revient sur certains événements, elle raconte différemment. L'identité narrative n'est jamais totalement stable ou définitive. Mais, dans son activité, elle fait jaillir le moi. [p.131]

Marianne Chaillan - "Écrire sa vie" (2024)

Le Journal de Montréal (Photo Adobe Stock)


29 août 2025

Ne manquez pas votre unique matinée de printemps

Les Éditions de l'Observatoire
2024 -149 pages

Le titre de ce compte rendu est une phrase de Jankélévitch qu'il lançait à ses étudiants : en fait, il s'agit du Carpe Diem du "Cercle des poètes disparus" où le professeur de littérature d'un collège, Keating, montre à ses élèves les photos de classe des générations précédentes. Le but est de leur faire se poser la question : ces jeunes gens, morts maintenant, ont-ils saisi la chance qui leur était offerte ? Et ont-ils choisi leur vie en toute liberté ou au contraire, celle-ci était-elle dessinée à l'avance ? 

Sommes-nous libres de faire notre route comme nous le voulons, malgré tout ce qui la façonne, les déterminismes tels que le milieu et l'époque, la famille avec son histoire, l'hérédité, la santé, le régime politique, etc. ?
La réponse est nette pour Marianne Chaillan, elle se résume dans une proposition en fin d'essai : "Nous persuader que nous sommes libres, au sens où il nous appartiendrait du fait d'une volonté indéterminée d'écrire notre histoire, c'est faire de nous un bouffon pétri d'orgueil, [...]." [p.142]

Cependant, et c'est toute la force de l'essai qui contourne le constat précédent, Marianne Chaillan nous invite à apprécier la vie en cheminant sur le fil des décisions avec les cartes que nous avons en main et nous explique comment les redistribuer en introduisant la notion d'identité narrative.
À cette fin, elle recourt à des penseurs, depuis les Stoïciens à Sartre, en passant par Spinoza et d’autres philosophes, ainsi qu'à des épisodes de sa propre vie. 

L'essai comporte quatre parties que suit une brève conclusion.
  1. La force du destin
  2. La force de la volonté
  3. La force des choses
  4. Les chemins de la liberté

 

1. TOUT EST-IL DÉJÀ ÉCRIT ?

À la manière des tragédies grecques, tout serait écrit à l'avance par la force du destin : Œdipe tuera son père et épousera sa mère, Antigone mourra pour vouloir affronter son oncle qui refuse d'enterrer son frère. Comment se réjouir d'avoir pour seul horizon d'action celui d'accepter ce que le sort nous réserve ?
Il s'agit du concept stoïcien de liberté. Le stoïcien coopère à l'événement qui survient et combat tout ce qui, en lui, s'y oppose, telles ses passions et ses préférences. Nous ne serions donc pas auteurs, mais acteurs de notre vie. "La liberté n'est pas le libre-arbitre, mais seulement la capacité à consentir au destin", écrit Chaillan dans cette optique. 
 
Cela paraît révoltant d'accepter son sort, surtout s'il est défavorable. 

Néanmoins, ne devrions-nous pas pressentir, dès ce moment de l'exposé, que consentir libère et le refus aliène ?

2. NOUS FAISONS LIBREMENT NOTRE VIE

Aristote explique que de deux événements qui peuvent se produire, mettons A " l'enfant Untel sur la photo de classe divorcera " et B " l'enfant Untel sur la photo de classe ne divorcera pas ", seul l'un aura lieu. A ou B, mais pas A et B. 
Pour les détracteurs du libre arbitre, l'un des deux aura lieu, selon le principe du tiers exclu, et bien que ne sachant pas à l’avance lequel, l'avenir est écrit, puisque l’un des deux est nécessaire.
Erreur s'écrie Aristote : l'une des deux propositions aura lieu, donc l'une des deux seulement est vraie : les choses à venir renferment la puissance d'être ou ne pas être, indifféremment. [p.51]

Kant considère que l'homme n'est pas déterminé, comme les choses de la nature, par des causes extérieures : il choisit d'agir ou non en vertu de tel motif qui lui paraît préférable. L'humain échapperait donc à l'ordre de la nature, tels orages, tremblements de terre, tsunamis, etc. entièrement déterminés par des causes, il agirait en fonction de fins qu'il se donne.

Pour Sartre ("l'existence précède l'essence") : "L'important n'est pas ce que nous faisons de nous, mais ce que nous faisons de ce qu'on a fait de nous". Notre situation, quelle qu'elle soit, est neutre, tout dépend du projet que nous formons. Nous voici radicalement en opposition avec la thèse déterministe qui préconise que l'on n'a aucunement la liberté absolue de son vouloir, comme on l'a lu au point 1.

Ainsi, pour Sartre, de façon peu rassurante, nous sommes seuls, sans excuses, sans repères, condamnés à être libres, à nous inventer nous-mêmes : merveilleux, mais terrifiant et épuisant !

3. NOUS SOMMES « AGIS » PLUTÔT QUE NOUS AGISSONS

Ce chapitre s'ouvre sur un volet sociologique au-dessus duquel trône le magistral mot d'Antonin Artaud " La vie, toute la vie est un coup monté ". [p.89-90]

Au plan social, les individus marseillais (l'autrice est née à Marseille) vivant à La Castellane (cité pauvre du nord) ou à proximité de la place Castellane (quartier favorisé), ne se voient pas offrir au départ les mêmes options pour mener leur vie. [p.73]
Certains prétendent, Sartre à l'appui, qu'un Zidane est la preuve du contraire, de même que certains rappeurs du quartier nord qui ont réussi leur parcours.
D'autres, convoquant Marx, montrent que le quartier de naissance est un facteur déterminant. 
Pour trois transclasses tels Zidane, Annie Ernaux ou la philosophe Chantal Jacquet, il y aurait sept vies médiocres. [p.80]

Pour le sociologue français Durkheim, que nous soyons père, frère époux ou citoyen, nous effectuons des devoirs définis en dehors de nous. S'ils sont parfois en accord avec nos véritables désirs, ils existent objectivement à l'extérieur, car procurés par l'éducation. 
Des actes semblant relever des décisions les plus individuelles, suicide, mariage ou divorce, faire l'amour, avoir un enfant participent de cette injonction sociale dont nous n'avons pas conscience, explique l'autrice, se référant toujours à Durkheim. [p.81-82]

Suivant les analyses d'Heidegger, le "je" est en vérité un "on", comme l'extrait du 14 août l'expose. [p.83-84]

De même, selon Freud, nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes et ne faisons pas ce que nous voulons : "Le moi n'est pas maître dans sa propre maison". [p.87]

De nouvelles forces sont à l'œuvre pour amoindrir encore notre capacité à agir librement : les algorithmes d'Internet nous orientent, nous assistent, voire décident pour nous. [p.88]

Spinoza nous fait aller plus loin : un coup de pied dans une pierre déterminera, selon sa force, la distance et la vitesse du parcours de la pierre. Celle-ci se croira très libre dans son mouvement, persuadée qu'elle agit de son plein gré et sans contrainte extérieure. Les humains qui se croient libres sont semblables à cette pierre. [p.94-95]

Une notion essentielle chez Spinoza est le préjugé finaliste (voir partie 4 ci-dessous) : les humains pensent être les véritables auteurs de leur vie. En réalité, ils croient, à tort, désirer une chose parce qu'ils la jugent bonne alors qu'il la juge bonne parce qu'ils la désirent. Il n'est guère aisé de se libérer de cela. [p.101]

4. LE CRÉPUSCULE DU LIBRE ARBITRE

D'abord, un exemple simple cité par Marianne Chaillan. Un de ses élèves assurait avoir choisi librement ses cours de spécialité, Histoire et Philo, au regard de son objectif d'étude tout aussi librement fixé, à savoir Sciences Po. Il ne s'interrogeait cependant pas sur son choix de faire Sciences Po. Il finit par concéder que son père, qu'il admirait beaucoup, avait étudié dans cette institution renommée, cause inconsciente de son désir. Pour reprendre Spinoza, l'élève se dit libre parce que conscient de son vouloir et de son désir, mais ignorant tout des causes qui le poussent à ce vouloir et ce désir. [p.108-109]
"Au lieu de chercher le « ce par quoi » ou le « ce à la suite de quoi », nous agissons, nous recherchons le « ce en vue de quoi »." [p.108]
Le préjugé finaliste alourdit encore l'idée inadéquate que nous avons de nous-mêmes. Calqué sur notre fausse idée de vouloir libre, qui aurait une fin, nous croyons que la nature a elle aussi son but. Pieux ou non-croyants auxquels arrivent des catastrophes naturelles, se réfugient dans la pensée d'un vouloir libre qu'on nomme destin, providence, Dieu, Histoire, etc. En vérité, "la nature n'a pas de fin qui lui soit prescrite et les causes finales ne sont que des fictions humaines", affirme Spinoza dans "Éthique". [p.110]

Spinoza rompt le lien entre volonté et liberté. La volonté est une fiction qui engendre un paradoxe où l'on enferme la question de la liberté : soit la volonté existe comme cause totale de l'action, dès lors, comment est-ce possible dans un monde déterminé ? Soit elle obéit aux lois de la nature et on élimine la possibilité de la liberté. [p.111-112]
 
Pourtant, Spinoza, lui qui renvoie dos à dos partisans de la fatalité et tenants du libre arbitre, ne renonce pas à la liberté ! Il nous montre comment gagner en liberté au sein de notre servitude. Nous avons en nous un élan vital (conatus) : il s'agit d'augmenter cette puissance en nous élevant autant que possible depuis l'ignorance, qui nous livre à la force des affects, vers une sagesse qui exploite l'intellect

Comment ? 
D'abord se débarrasser du concept de libre arbitre
Puis comprendre que tout advient nécessairement et connaître les causes qui déterminent ce qui arrive. Cela nous débarrasse de toutes les passions nées de la croyance en la contingence. Voilà l'instrument de notre libération : comprendre la nécessité, ce nœud infini des causes. "Ne pas rire, ne pas déplorer, ne pas détester, mais comprendre", formula Spinoza. [p.114-115]

Exprimé autrement, en paraphrasant Gilles Deleuze, notre élan vital fluctue selon la compréhension que nous faisons de ce qui nous arrive. Lorsqu'en proie à des illusions, nous imaginons des explications erronées à ce que nous traversons, cela nous peut nous entraîner dans une spirale de passions tristes : ressentiment, colère, jalousie... d'où une existence aliénée. En revanche, comprendre la nécessité à l'œuvre dans ce que nous vivons, libère des passions tristes et augmente la puissance de notre élan vital. Nous sommes plus actifs, tout en restant dans le déterminisme dont nous ne pouvons nous extraire. Notre vie atteint de la sorte son plus haut degré de liberté. [p.120]

Ayant substitué l'idée de liberté à celle de libre-arbitre, l'essai substitue ensuite celle d'identité narrative à celle d'identité substantielle – c-à-d l'ensemble non figé de nos caractéristiques psychologiques et de nos expériences
Le sujet substantiel permanent est une illusion, mais on peut tout de même concevoir quelqu'un qui est constitué par l'histoire qu'il se raconte à lui-même sur lui-même. Les vies humaines gagnent en unité lorsqu'elles sont interprétées dans un récit.

Il s'agit de repriser les fils de notre histoire, créant des points, coutures, sutures nouvelles et par le récit qu'on en fait, les unifier en l'histoire de notre vie. Nous nous constituons à travers le récit. 
L'identité narrative permet de se référer à soi-même non pas en tant que de l'identique perdurerait à travers toutes les altérations, mais en ceci que nous pouvons répondre de nous par-delà toutes ces altérations.

Le moi permanent, dit substantiel, est une fiction, le moi de l'identité narrative, une œuvre de fiction. Qui suis-je ? Le personnage du récit que je tisse de ma vie. [p.127-128]


"Écrire sa vie" est un petit livre tonifiant, d'une belle clarté, à ne pas manquer. 

Je donne cinq étoiles à cet essai, pour sa qualité, mais aussi grâce au fait que je me suis tenu éloigné de la philosophie pragmatique ces derniers temps et cet opus lumineux me la fait redécouvrir avec bonheur.

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Pour les Belges, RTBF Auvio, à travers l'émission " Par ouï-dire ", propose un podcast où s'exprime Marianne Chaillan à propos de"Écrire sa vie". 

À suivre prochainement, une référence à Annie Ernaux, reprise dans cet essai, à propos de l'identité narrative.

14 août 2025

La dictature du "On"

Chaque année, je l'observe en questionnant mes élèves. Je leur demande de me citer un immense roman de la littérature. En réponse, j'ai toujours droit à un Hugo ou un Flaubert. Aussitôt, je les interroge : ont-ils aimé le livre qu'ils viennent de nommer ? Deux possibilités : soit ils l'ont détesté, soit ils ne l'ont pas lu ! Mais alors, pourquoi le désigner ? Parce que le « on », c'est-à-dire ici le professeur de français et la société derrière lui, reconnaît ces titres comme étant des chefs-d'œuvre ! Pourquoi ne désignent-ils pas un roman qu'ils ont véritablement aimé ? Cela ne leur vient même pas à l'idée, a fortiori si l'auteur est considéré comme grand public.

[...] Heidegger l'appelle la « dictature du On ». Concrètement, elle s'exprime en ceci que nous recevons du dehors, de la société, les règles morales, esthétiques, politiques, etc. Tout un monde nous précède dont nous reprenons les codes. [...]. 

Marianne Chaillan - "Écrire sa vie" (Les Éditions de l'Observatoire, 2024) [p.83]

Un compte rendu complet prochainement.

14 juillet 2025

Contradictions du couple et de l'amour

Éditions Noir au Blanc, 2025 - 177 pages 

Octogénaire, Michel vit au Québec. Un coup de fil de sa petite-fille, d'au-delà l'Atlantique, déclenche des pluies de souvenirs : Marion, son ex-femme, qui vit au Portugal, a été victime d'un AVC. Une introspection poignante ramène soudain à l'esprit les moments enfouis de ce qui fut une vie de couple instable, remuée par l'émancipation générale qu'engendrèrent les années mai 1968

André Gardies dédie son livre à Annie Ernaux, son œuvre et le film "Les années super huit".
D'autre part, en épigraphe, des slogans soixante-huitards dont l'un, "Aimons-nous les uns sur les autres", annonce quelques évocations potentiellement licencieuses. Il n'y a aucune hypocrisie petite bourgeoise chez cet auteur dont l'authenticité et le réalisme ne versent pas dans la vulgarité.

Michel et Marion sont de la génération des Trente Glorieuses. Le roman se présente comme une série de réminiscences où les époux sont rapidement confrontés à des désirs inassouvis, à la jalousie et aux contradictions humaines que vivent les couples. Ils ont une fille prénommée Lisa. Alors que la contre-culture ambiante les y invite, l'existence d'enfants ne facilite pas les partouses, pour l'écrire crûment.
"L’ombre des événements de Mai-68 plane sur ce couple, dont les idéaux communautaires, les échanges sincères et les engagements amoureux peinent à combler le vide intérieur." (voir "Midi Libre" - 14 juin 2025).
J'ai eu diverses réflexions et discussions sur le thème des infidélités, l'amour collectif, l'institution du mariage, la protection des enfants, la liberté sexuelle... Chacun.e fera les siennes en refermant le livre. 
Il est fréquent que les promesses des premiers temps, qui s'engagent à ne jamais faire souffrir la progéniture de désaccords conjugaux, soient confrontées tôt ou tard aux tentations. Tous les couples ne cèdent pas aux sirènes du désir, tandis que d'autres trouvent un modus vivendi qui tolère les infidélités, durables ou pas. Mais de quel côté penche la balance de nos jours, pensez-vous ? 

Sur le fond, je me dis toutefois que mai 68, qui, on ne le niera pas, a soufflé un vent de liberté, a stimulé l'amour libre et collectif, n'était que la flambée passagère et au grand jour, de ce qui existe de tout temps. Relisez Henry Miller, Anaïs Nin, Maupassant même ou Colette, vous y découvrirez, à mots couverts chez certain(e)s, de fameux adultères et dévergondages. La nouveauté en 1968, c'étaient les joints qui faisaient planer les ébats, tandis qu'aujourd'hui, avec les dépendances à la consommation-reine, plus ravageuses, un autre monde se dessine [voir extrait en bas].

La dernière phrase du livre est très touchante, d'où l'Amour (A majuscule s'il vous plaît) émerge, timidement, mais il émerge. Ce texte m'est apparu bien écrit, inéluctablement lucide, parfois rendu monotone par des séquences qui me semblent n'importer qu'au narrateur. Ce dernier avance néanmoins des analyses psychologiques qu'il accompagne d'une franchise sans fard.

On ne sait quelle part est autobiographique dans ce livre qualifié de roman. 

Une bonne manière d'approcher André Gardies est de parcourir son site, où l'on découvre un féru de cinéma et collaborateur de Robbe-Grillet pour des réflexions théoriques sur le 7e art (Curieusement, "Le temps des pluies venues de l'océan", n'est pas repris dans la bibliographie).


Extrait de "Le temps des pluies venues de l'océan" : [élection de V. G. D'Estaing vs Mitterrand le 29 mai 1974]

Pourtant avec Giscard, non, il n'y avait pas eu de véritable retour en arrière ni de rétablissement de l'ordre moral, comme on le redoutait. Plutôt une politique insidieuse, qui avançait masquée. Modernité et jeunesse, les images sur lesquelles le candidat-président avait fondé sa campagne électorale, allaient trouver à s'incarner, avec la majorité à dix-huit ans, la loi Weil, la réforme du divorce ou encore l'allègement de la censure. Un libéralisme généralisé, tant au niveau de l'économie qu'à celui de la société et des mœurs allait souffler, qui ouvrirait grand la porte au règne de l'individualisme et du consommateur-roi. Insensiblement, sans faire de bruit, la philosophie du "se faire plaisir et penser d'abord à soi" s'imposait et allait gagner tous les milieux. [p.139]

 

J'ai reçu ce livre de l'auteur qui me l'avait proposé en échange d'une critique. Je l'en remercie et donne ce compte rendu que je veux le reflet honnête de mes impressions de lecture. Je le poste également sur Babelio.

26 juin 2025

Du sud au nord

"Belge en Italie, italien en Belgique. Durant des années, je n'ai cessé de vouloir résoudre ce paradoxe. Songe absurde d'une origine, volonté viscérale de rejoindre ce qui se dérobe ? C'est en écrivant, bien plus tard, que s'est enraciné en moi une sorte de pays d'encre, où les champs ensoleillés prolongent les hauts-fourneaux, où les vignes et les oliviers, perchés sur des terrils, dominent le temps et aussi la mort. Un pays éprouvé spirituellement, à la croisée de mes influences, où mon cœur, comme placé face à un miroir, s'est retrouvé tel qu'il était.

Depuis lors, c'est là où je me tiens."

Giuseppe Santoliquido - "Le don du père

Gallimard, 2025 - 205 pages

Après avoir lu "Un été sans retour" (2021), magnifique roman d'une affaire criminelle, ce livre récent et autobiographique m'a moins emballé. L'ennui a parfois gagné ma lecture ; puis l'une ou l'autre référence religieuse, comme de possibles retrouvailles dans l'au-delà m'ont embarrassé.

S'il se passe en partie dans les faubourgs de ce Liège où je vis, dont je connais les vieux quartiers industriels qui me remplissent de la nostalgie du siècle passé (Seraing, Jemeppe, Herstal), le livre raconte avant tout l'histoire des parents et grands-parents de Santoliquido, venus d'Italie en région liégeoise pour y travailler et élever leurs enfants dans la dignité et un meilleur bien-être

L'auteur y figure un personnage important, mais le récit gravite autour du père qui, malade des poumons, est en fin de vie. On retrouve les émouvants accents de sincérité de l'auteur belgo-italien.

À travers la narration, se dessine la confession de ce que le narrateur reconnaissant se reproche envers ce papa: de n'avoir compris que trop tard qui il était, comme beaucoup d'enfants – blancs-becs arrogants que nous avons parfois été – élevés par des parents aimants et cléments. 

9 juin 2025

Proust, roman familial

Rober Laffont, 2023
249 pages

Plutôt que faire un billet de présentation de l'essai – il a déjà été tant chroniqué sur les blogs littéraires –, je vais, sous forme d'extraits, m'arrêter sur deux chapitres : "Tombeau pour un château" et "Ceci tuera cela" (référence à une citation célèbre de Victor Hugo dans "Notre-Dame de Paris"). D'une part le château de Luynes où l'autrice vécut sa prime jeunesse et de l'autre, une métaphore où le "ceci" est la diffusion du livre imprimé qui effaça l'architecture, en particulier les iconographies des cathédrales dont les vitraux et sculptures étaient destinés à un public qui ne savait pas lire. Par là, Hugo suggère que la pensée remplace la doctrine, l'esprit triomphe du dogme. [p.205-206]
Château de Luynes
Tombeau pour un château
"On ne saisit le sens d’un château que si l’on comprend son mode de fonctionnement, en circuit fermé, à huis clos, et sa puissance de métaphore. Dans le parc, passé la roseraie et la chapelle, devant le cèdre du Liban sous lequel mes parents avaient été photographiés le jour de leur mariage, il y avait un bac à sable, où j’ai passé un nombre d’heures incalculable. Le bac à sable agissait sur moi comme plus tard le laboratoire photographique où je développais mes clichés d’adolescente. Dans le quadrilatère où je refaisais le monde, j’expérimentais l’abolition du temps. Toute mon enfance, j’ai renversé des seaux de sable humidifié pour modeler huit tours, liées par des remparts dont je lissais amoureusement les contours, en les perçant de meurtrières délicates, à l’aide d’un petit bâton. Mon château de sable s’élevait sur un promontoire dont j’avais consolidé les fondations et creusé les douves, il dominait le bac désert d’où naissait en contrebas un village abstrait. Certaines de ses tours étaient coiffées d’un toit pointu, d’autres pas, le pont-levis avait disparu au profit d’un pont dormant. Au milieu de l’enceinte, j’avais aménagé un bassin et des jardins à la française, avec des toutes petites branches de buis cueillies dans les parterres alentour. Il aurait suffi que je tourne la tête d’un quart de tour pour vérifier si la maquette ressemblait à l’original, qui se découpait dans le ciel, écrasant le paysage. Je ne crois pas l’avoir jamais fait. Le château est un rêve intérieur, que l’on répète sans fin, sans même y penser. Une chimère tautologique. On ne s’en lasse jamais. Regardez les châteaux de sable sur les plages en été. Ils se ressemblent tous. C’est Luynes. L’exception et le multiple conjugués, la pièce unique et le lieu commun, la caricature, l’idée même de château." [p.202-204]
[...]
"[...] le château reproduit l’obsession de la légitimité généalogique, et son bégaiement maladif. Il n’y a de châteaux que le château, il n’y a de familles que la nôtre. Plus qu’un monde, c’était l’univers ramené aux dimensions d’une forteresse, au-delà de laquelle rien n’existait vraiment. Nous étions enfermés dans son orbe comme les aïeux dans le cadre de leurs tableaux. Il n’y avait pas de hors-champ." [p.203-204]

Ceci tuera cela
"Cette métaphore, je veux la prendre à la lettre : "À la recherche du temps perdu", c’est-à-dire l’espace enchanté, multiple et infini du roman, s’est subrogé au château merveilleux, mais clos, univoque, et replié sur lui-même, de mon enfance. La mobilité vivante et toujours recommencée d’une œuvre qui, en m’ouvrant les yeux sur le monde, me le rendait soudain habitable, m’a convaincue d’un paradoxe qui n’est qu’apparent : la solidité vient de la fluidité, du mouvement, de la pensée en action, de la prolifération du sens, et non de la stabilité, notion illusoire, prise dans l’étau de la permanence et d’une fixité mortifère. Coïncidence ou hasard objectif, l’espace immatériel et sans limites du livre s’est ouvert lorsque le portail à doubles vantaux du château fort s’est refermé comme le couvercle d’un tombeau.
Ce qui vaut pour Proust s’applique, bien sûr, à la littérature en général et à sa capacité à lever un coin du grand voile, à percer de nouvelles perspectives, à désenclaver, à désancrer nos habitudes et jusqu’à nos plus profondes convictions." [p.206]
[...]
L’espace imaginaire ouvert par Proust n’a pas de propriétaires, il n’est juché sur aucun promontoire, aucune muraille n’en défend l’entrée. Il est comme l’univers : en perpétuelle expansion. Cela n’en fait pas moins un point de repère à l’horizon de mes bibliothèques, un lieu permanent qui cependant se transforme au gré de mes relectures. Ce roman total me suit partout depuis trente ans." [p.206 +p.211]

Laure Murat - Extraits de "Proust, roman familial


Pour une approche plus classique de l'essai, je renvoie à la présentation de "Textes & Prétextes", qui connaît bien l'œuvre de Marcel Proust.

De même, je propose de suivre les avis de blogs amis : 

Il va de soi que cet essai remarquable donne envie de lire tout Proust. Vœu pieux, je peine à finir mes livres pour le moment. Il n'empêche, j'ai fait un pas en acquérant la version complète en numérique. 

Version Kindle, 2014

Laure Murat fait remarquer que les vrais lecteurs, ceux qui vont au bout du cycle, sont moins nombreux que la réputation de l'œuvre le laisse supposer. Selon une arithmétique savante, est émise l'hypothèse de 5.250 lecteurs et lectrices en moyenne par an, depuis un siècle. "Proust subit le sort des artistes fétichisés, dont la la reconnaissance et le prestige sont inversement proportionnels au succès commercial", conclut l'essayiste. [p.113-114]

Après tous les spoils qui précèdent, sachez que les sujets centraux traités par le livre sont ailleurs, tels l'univers de formes vides de l'aristocratie, l'exil intérieur de ceux qui s'écartent des normes sociales et sexuelles, pointés subtilement par "La Recherche" de Proust. 

Ce qui vaut de se précipiter sur "Proust, roman familial", si vous ne l'avez déjà fait.

1 juin 2025

L'année automobile 2024-25

Sophia Éditions, 273 pages 


Présentation officielle (exempte d'humeurs personnelles)
"Le seul annuel à compiler tous les évènements automobiles de l’année, sur les plans industriel, sportif et culturel. Industrie, compétition, création : tels sont les maîtres mots de L’Année Automobile, qui aspire depuis 1953 à mettre en valeur la dimension humaine du monde de l’automobile, et à décrypter les évènements marquants de l’année.

- 

"L'année automobile" est une publication luxueuse annuelle que j'ai surtout prisé dans les années 1964 à 1972. Elle représentait le summum de la saison auto en version papier, pour nous (frère et copains de classe) qui suivions assidûment les courses et les développements des bolides. La toute première édition de cette perle des beaux livres, pour les amateurs du genre, remonte à l'année 1954-55 et est quasi introuvable. 

Je me souviens des photos doubles-pages où l'on contemplait Jacky Ickx décollant des quatre roues dans sa Brabham F1 sur les bosses du circuit du Nürburgring. Bref, pour nous, ce beau volume était comme le précipité de nos rêves d'adolescents et jeunes adultes. Le cadeau idéal.

Jacky Ickx vainqueur du GP d'Allemagne 1969.

Eh bien, c'est fini. Outre le fait que mon adolescence n'est plus, la plus grande photo de voiture du dernier volume mesure tout au plus 18 x 13 cm. Pire : les grands formats pleine-page sont réservés à des personnalités du monde automobile : Luca de Meo (président des constructeurs européens), Denis Le Vot (Dacia), Bruno Sacco (Styliste Mercedes), Urs Kuratle (Directeur technique Porsche Motorsport), Adrien Fournaux (pilote rallye français), et, last but not leastun quidam très smart qui lit pendant que sa voiture autonome conduit

Ces grands portraits enlèvent, à mon avis, ce qui faisait la magie des anciens numéros de "L'Année automobile". Certes le livre, très français, est plus touffu qu'auparavant et exhaustif. Mais pourquoi tant d'espace illustré pour les cadres plutôt que pour les machines ?

Seul Adrian Newey (Ingénieur course successivement chez Williams, Mc Laren, Red Bull, Aston), considéré comme un des génies de la F1 depuis 25 ans, me semble avoir sa place dans cette glorieuse galerie.

Adrian Newey, ingénieur F1

Sont proposés des dossiers rétros qui m'ont vraiment accroché : "Le Grand Prix de l'A.C.F.(il y a cent ans) [p.124] avec une illustration d'un duel Alfa-Bugatti de Walter Gotschke ; "Lancia Stratos, une nouvelle ère(il y a cinquante ans), retour sur le concept et l'architecture de cette sportive futuriste ; Facel Vega (il y a 70 ans), une voiture française [laide, mais prestige tricolore], étoile dans le ciel du haut de gamme.

Duel Bugatti-Alfa lors du GP ACF 1924
(Walter Gotschke)

Viennent encore un dossier sur le circuit de Monthléry, inauguré il y a cent ans et une exposition Bugatti à Uzès : ces vieux engins ont une classe folle – je me vois bien, moustache et casquette à carreau au vent, (dé)filant au volant de l'un d'entre eux.

J'ai, en outre, trouvé plein de chaleur et de finesse dans le chapitre consacré aux décoratrices de voitures. Créativité féminine que concrétisent de très belles photographies. [p.260 et suiv]

En fin de volume, le top 10 des ventes aux enchères [p.270] met en exergue Ferrari avec la 250 GTB spyder California, classée première (1960, achetée 15.349.500 €), ou la Berlinetta (1962, acquise pour 5.530.000€).

Structure du livre :

  • Industrie (économie, production, création) [p.16 à 106]
  • Sport (Formule 1, Endurance, rallye) [p.112 à 228]
  • Culture (instants d'année, dossiers rétros, exposition, arts plastiques, le marché de la collection, le top 10 des ventes aux enchères) [p.232 à 270]

Une moitié donc consacrée à la compétition auto, l'autre moitié fait la part belle à l'industrie, soit un tiers du volume.


Économiquement, la voiture à moteur thermique a toujours le vent en poupe dans "L'année automobile 2024-25", et, hormis les brèves description des modèles électriques marquants sortis durant l'année, guère trace d'un dossier conséquent sur la technologie électrique/hybride, ni sur le championnat de Formule E (électrique).

La transition écologique est abordée dans un article de fond [p.20]. On y lit : "Les incertitudes sur la vitesse d'évolution de la transition écologique ont pesé négativement sur les marchés". Marchés, croissance, on ne sort pas de l'éternelle ritournelle.

Anecdotique mais signe des temps, en balade à la mer du Nord, j'ai vu ce sticker sur la calandre d'un gigantesque SUV :

Bref, moins de magie, mais un livre très axé sur la France, qui suit son époque, très soucieux de la santé financière de l'industrie automobile. Reste que le sport auto, qui a tant changé (on « réinitialise » une voiture de course comme un ordinateur), continue, paradoxe épineux, à me faire rêver, comme tous les grands enfants qui oublient, temporairement, leur vœu de protéger la planète.

Feuilletez ici.

Merci à Babelio (masse critique) et aux excellentes "Sophia Éditions" pour lesquelles « beau livre » n'est pas une expression vaine.